Démasculiniser (l'histoire de) l'informatique
Conférence de 6 minutes top chrono effectuée lors de la matinée de «conférences éclair» du 16 mars 2024 à l’occasion de l’AG de l’April. La conférence n’ayant pas été enregistrée, je fournis ici le texte de l’intervention ; comme il fallait calibrer au plus près j’ai ciselé le texte pour que ça rentre, je fournis donc quelques notes de bas de page pour compléter et préciser certains passages :-)
Ceci est une conférence éclair !1
On commence souvent l’histoire d’Internet par une référence à l’imprimerie de Gutenberg, technique émancipatrice du «peuple», la réforme, les lumières, la méthode scientifique…
Déjà beaucoup de barbus dans les imaginaires !
Mais on oublie souvent l’impact qu’a pu avoir l’imprimerie sur l’autre moitié de la population avec la diffusion à très large échelle de traités comme le Marteau des sorcières2 - comprendre : le marteau contre les sorcières, immense succès d’édition, pas moins de 36 rééditions en deux siècles, 30 à 60000 femmes brûlées vives, dont pas mal de sages-femmes.
L’imprimerie a également constitué un formidable haut-parleur pour la «querelle des femmes» (les femmes sont parfois querelleuses !) - questionnements du type «les femmes sont-elles en droit, en capacité, d’écrire, de publier des livres, est-ce que c’est compatible avec leur condition de femmes ?» - en France on sait comment ça s’est terminé : 1634, Académie Française, masculinisation de la langue, abolition de termes comme «autrice».3 Le Siècle des Lumières s’est achevé très sombrement sur le Code Napoléon, sorte de nadir pour le droit des femmes.
Alors il y a tout de même des femmes qui ont réussi à s’imposer dans l’espace public - il faut les penser comme les pointes visibles de l’immense iceberg des femmes invisibilisées, effacées de l’Histoire - alors ceci n’est pas Ada Lovelace, c’est sa maman, Anne Isabella Milbanke4 !
Oui, parce que l’on présente généralement Ada comme «la fille de Byron», mais elle ne l’a jamais connu, son père ! C’est sa mère qui lui a appris les maths, pour pas qu’elle devienne poète comme son père ! 5 Ada avait également une tutrice, Mary Somerville, mathématicienne et astronome écossaise !
Ada, donc, autrice du premier programme sur l’ancêtre de l’ordinateur, la machine analytique de Babbage, elle-même inspirée, non pas de l’imprimerie, mais du métier à tisser de Jacquard, en particulier pour son système de cartes perforées - tisser, la toile, le web, tout ça.
Autre pointe d’iceberg : Grace Hopper, l’«inventrice du COBOL» ! Mais non, arrêtez, ne minimisez pas son travail comme ça ! Elle n’a PAS inventé le COBOL, elle a fait bien mieux, elle a inventé l’idée même de compilateur et de langage de compilation !6
Et comment elle a eu cette idée ? Eh bien en étant l’une des premières programmatrices du Mark I à Harvard dans les années 45-50 !
De même que ses collègues de Pennsylvanie étaient les premières programmatrices de l’ENIAC ! 7
Et la programmation, à l’époque, ce n’était pas de la bibine, c’était physique, on était au sein même de la machine, il fallait à moitié rétroingénierer le bouzin et en écrire la doc !
Et pourquoi les femmes étaient les premières programmatrices ? parce que c’était les premières calculatrices ! Avant que ce ne soit des machines, les computers étaient des femmes ! Ces femmes étaient donc les mieux placées pour expliquer ce qu’elles faisaient aux machines qui allaient les remplacer !
Et pourquoi les premières calculatrices étaient des femmes ? Parce que c’était considéré comme un sous-métier, mal payé, les femmes y étaient donc les bienvenues.
Mais à partir du moment où le métier est devenu attrayant, les hommes ont réinvesti le terrain - typiquement, 1968, conférence internationale en Bavière, que des hommes parmi les invités, qui ont décidé d’un commun accord que désormais, le métier s’appellerait «software engineer» - engineer, ingénieur, diplômes et métier très peu accessible aux femmes à l’époque.
On a également ressorti le coup des études scientifiques pour tenter de démontrer que le cerveau des femmes serait moins adapté que celui des hommes pour les maths ou pour l’informatique. 8
Et quand ça ne suffit pas, qu’il y a tout de même des femmes pour faire de l’informatique leur métier, les tactiques habituelles : minimisation du travail, tentative d’effacement. Un grand merci aux Sans PagEs pour leur travail au niveau de Wikipédia.fr, je vous invite à écouter le passionnant podcast du Meilleur des Mondes sur Alice Recoque, c’est édifiant.
Les femmes se trouvent souvent dans les interstices, les notes de bas de page de l’Histoire, intéressez-vous par exemple à la première femme d’Einstein9, lisez la biographie d’Eileen Blair10, la femme d’Orwell - vous ne considérerez plus jamais Orwell de la même manière.
Et si vous voulez une contre-histoire de l’Internet avec de vraies femmes dedans, lisez Broadband de Claire Evans, excellent ouvrage malheureusement pas encore traduit en français.
Pour conclure : laissez parler les femmes, bien sûr, arrêtez avec les tables rondes avec une meuf pour 3 mecs et encore, les jours fastes, mais également parlez d’elles ! Écrivez, des articles, des livres, on a besoin de sources secondaires !
Enfin, ce n’est pas pour rien que les femmes quittent les métiers de l’informatique. Les déclarations de bonne intention ne suffisent pas ! Il faut dénoncer systématiquement tout comportement problématique11 et adopter de vraies mesures, comme par exemple la publication des salaires en entreprise, ou l’imposition de quotas, voire de la parité, pour les promotions au sein des entreprises ou, soyons folles, au CNRS.
Oui, je sais, c’est pénible d’avoir à discriminer sur le genre, mais il ne faut pas se voiler la face ! Il y a, actuellement, une très claire discrimination en faveur des hommes ! Ce monde n’est pas un monde de bisounours, qui dit POUVOIR, dit VIOLENCE pour le conserver, c’est contre elle que nous devons lutter, de toutes nos forces. Je vous remercie.
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Oui, j’ai parfois un humour très premier degré. Cliquer sur l’image pour télécharger le pdf de la présentation. ↩︎
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Voir Malleus Maleficarum (je préfère sur ce genre de sujet citer la Wikipédia anglophone)
Between 1487 and 1520, twenty editions of the Malleus Maleficarum were published, and another sixteen between 1574 and 1669. The Malleus Maleficarum was able to spread throughout Europe rapidly in the late 15th and at the beginning of the 16th century due to the innovation of the printing press in the middle of the 15th century by Johannes Gutenberg. The invention of printing some thirty years before the first publication of the Malleus Maleficarum instigated the fervor of witch hunting
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Voir l’excellent article d’Éliane Viennot Ce que l’imprimerie changea pour les femmes ↩︎
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On notera que la Wikipédia anglophone renvoie son nom sur··· Lady Byron ! ↩︎
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Voir l’excellent Broadband, The Untold Story of the Women Who Made the Internet (2018) de Claire Evans qui consacre un chapitre entier à Ada. ↩︎
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Voir à nouveau l’excellent Broadband, qui consacre de très nombreuses pages (près de quatre chapitres !) au travail de Grace Hopper et à son impact sur l’histoire de l’informatique. ↩︎
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Je n’avais matériellement pas le temps de citer leurs noms lors de cette présentation éclair, je le fais ici : Kathleen “Kay” McNulty, Betty Jean Jennings, Elizabeth “Betty” Snyder, Marlyn Wescoff, Frances Bilas et Ruth Lichterman (dites les ENIAC six ou ENIAC girls). ↩︎
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Lire à ce propos Anne Fausto-Sterling - Sexing the body Gender Politics and the Construction of Sexuality (édition révisée de 2020) dont j’espère avoir un jour le temps de faire la fiche de lecture ! ↩︎
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Mileva Einstein, voir par exemple Mileva Einstein, l’oubliée de la relativité ?. ↩︎
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Il faut absolument lire Wifedom : Mrs Orwell’s Invisible Life d’Anna Funder ! ↩︎
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Écoutez ce talk de Nancy Beers et Chantal Stekelenburg, il y a quelques problèmes de son au début mais c’est vraiment édifiant ! ↩︎
Publié le 16/03/2024
Dernière édition le 16/03/2024