Eutopia

Auteur : Camille Leboulanger
Date de parution : 2022

J’ai fini par le lire, ce livre, à force de le voir passer dans les recommandations de potes sur mastodon ou ailleurs. J’avais déjà essayé il y a un an environ, j’avais arrêté au bout de quelques pages, je ne me rappelle plus trop pourquoi, juste que ça m’avait saoûlée assez rapidement.

Là, j’ai recommencé et je l’ai lu assez vite malgré ses plus de 600 pages. Parce que je voulais le finir. Et je ne voulais pas rater un truc important avant de pouvoir dire ce que je n’aimais pas, dans ce livre.

Déjà, assez bizarrement, alors que tout est fait pour féminiser1 (au point de choisir d’écrire ‘‘sage-homme’’ ce qui m’a bien fait marrer car le ou la sage-femme, c’est la personne qui assiste la femme lors d’un accouchement) et enlever tout sexisme dans les relations, je l’ai trouvé très masculin ce bouquin. Sans doute parce que j’en ai marre de devoir me glisser dans la peau de mecs, et qu’ici encore, le narrateur de l’histoire est un mec (cis). Il a beau ne pas avoir été formaté par la société propriétariste patriarcale d’avant la déclaration d’Antonia (je parle du personnage, pas de l’auteur), son corps, ses façons de réagir restent celles d’un être à pénis. 600 pages, donc, à rester confinée dans la même peau, pas de changements de points de vue, les meufs sont toujours vues de l’extérieur, depuis le point de vue du narrateur, qui, quoique très critique envers lui-même, n’en reste pas moins… lui-même2.

On pourrait se dire : ok, ce n’est pas très grave, on lira le bouquin d’une meuf juste après pour compenser3, les thèmes abordés n’en restent pas moins intéressants.

Donc, les thèmes.

Comment faire fonctionner une société en abolissant la propriété (en ne conservant que celle d’usage). Le problème c’est qu’il y a tellement d’angles morts dans cette société que je ne suis pas parvenue à accrocher. À y croire.

Tout se passe comme s’il n’y avait plus de mines, plus d’extractivisme, plus que de la récup’. Le tout dans un monde où il n’y a plus de frontières (et donc plus de camps) mais qui semble à la dimension de la France avec peu de différences de climat et de paysages (un peu plus froid/chaud, un peu plus pluvieux/sec… mais il y a des saisons, on est en zone tempérée, l’océan à l’ouest, une mer plus calme au sud, bref, la France, et on peut même s’amuser à reconnaître les villes). Avec visiblement des gens qui parlent toutes (gens dans le bouquin, ça s’accorde au féminin) la même langue, sauf peut-être dans les coins reculés au sein des zones rendues où ça les amuse de jouer avec les mots.

Et où la violence a quasi totalement disparu. Comme ça, pouf, par magie, les gens ne se tapent plus dessus, ne souhaitent plus dominer, parfois iels ont quelques velléités étant gamin·es et puis ça leur passe, parce que ça ne se fait pas, c’est pas conforme à la Déclaration. Les flics/gardiens ne sont là que pour vérifier que tout se passe bien. On démantèle une centrale nucléaire pour la transformer en musée (y’a plus de radioactivité dangereuse ma bonne dame, ça a été réglé avant) mais nulle part on ne parle de l’arsenal nucléaire (ni même des bonnes vieilles armes classiques) : tout cela a-t-il été enterré, détruit, pouf, d’un coup de baguette magique ?

Eutopia, c’est un peu les Dépossédés4 où n’existerait qu’Anarres, sans les conditions matérielles difficiles ; ou plutôt, comme si Anarres avait pris Urras et vivait sur les restes du capitalisme (sans aucun extractivisme, non non. Ici, on déboulonne même les éoliennes tout en fabriquant sans aucun problème des Terminaux dont j’aimerais bien connaître la composition et le mode de fonctionnement… tout ce qu’on apprend, c’est qu’il y a du peer-to-peer et que ça marche quoique avec un peu de latence, magique on vous dit). Une Urras à la dimension de la France, que se passe-t-il ailleurs, mystère. L’Ailleurs n’existe pas. Un Meilleur des Mondes sans la critique associée, sans qu’on essaie une seule fois de comprendre l’envers du décor (j’y ai cru jusqu’au bout des 600 pages, en vain). Car il ne peut qu’y avoir un envers, cela ne tient juste pas debout, ce truc.

Les camps sont un sujet récurrent dans le bouquin - la nouvelle société s’étant mise en place après le ‘‘siècle des camps’’ mais tout est analysé uniquement sur un plan économique - comme si la seule raison d’être des camps était la propriété privée et qu’en abolissant celle-ci et en instaurant un salaire universel on résolvait tout le reste. C’est tout de même d’une incroyable naïveté, de croire que tout ceci pourrait tenir sans aucun rapport de force, juste par l’éducation collective. Ou plutôt, tout ceci tient parce que justement, il n’y a pas d’Ailleurs. Il n’y a plus d’Autre. La société est parfaitement homogénéisée - formatée - tout comportement déviant est vite remis dans les clous - ou isolé au sein d’une zone rendue ; ça tombe bien, l’une des seules qui remet (un tout petit peu) les choses en question se confine volontairement dans l’écriture et la lecture de livres ; c’est la seule qui aura un (petit) geste violent. Les psychopathes n’existent plus dans ce monde, le patriarcat a été aboli parce qu’on a déclaré que ce n’était pas bien. Pour le racisme, on n’en parle même pas dans cette société, tout le monde a l’air pareil, c’est pratique, seule les différences homme/femme sont évoquées, puisque le sexe est très présent dans le bouquin. Périodes où on le fait, où on ne le fait plus, où on se questionne dessus… Obsession du narrateur/écrivain ? Cela peut se comprendre de la part de l’écrivain, mais si on se met dans la peau du personnage, censé avoir grandi dans un monde Antonien, c’est d’autant plus bizarre. Quoique. Autre chose assez insensée, ces gens-là lisent énormément de littérature ‘‘propriétariste’’. On se demande bien comment iels font pour être aussi résistantes au patriarcat en lisant essentiellement des bouquins écrits entre le XVIIIème et le XXème siècle (ah, Hugo…), sachant que l’éducation n’est pas bien dirigiste (plus dans le mode classe inversée). On a beau en être averti·e, ça formate, ces choses-là.

Le sexe, et l’Amour. C’est l’une des choses qui m’a mise très mal à l’aise lors de ma lecture. Au lieu d’essayer de déconstruire ce truc, ça le renforce. La belle histoire d’amour (contrarié, forcément) d’Umo et Gob. Le reste n’a pas grande importance, c’est la liberté sexuelle, personne n’appartient à personne - mais ma bonne dame, l’Amour, c’est plus fort que tout. Sans doute la faute aux lectures ‘‘propriétaristes’’ ?

Il y a certes des efforts, on nous (dé)montre toutes les combinaisons possibles (couples, trouples, quadrouples, tout est souple et gay/lesbien) mais précisément on sent l’effort. Il y a une insistance sur le sexe dans ce bouquin qui est juste… Fatiguante. Et qu’on ressent peu sincère, en ce qui concerne les ‘‘variantes’’ (le narrateur finit par avoir une expérience avec un mec mais sinon il est très hétéro ; les nanas semblent plus ouvertes, ah, ah).

L’alcool et la beuh.

Gros warning : ne lisez pas ce bouquin si vous luttez contre une dépendance à l’alcool ou au shit, il y en a quasi à toutes les pages. Les personnages s’enfilent aisément une à deux bouteilles par jour (sauf par temps de beuverie où là, ma bonne dame, on compte plus) et fument en permanence tout en continuant à travailler, réfléchir, écrire comme si de rien n’était (ça n’attaque pas du tout le cerveau ces choses-là à ces doses-là, non non). C’est tellement lassant à force qu’on finit par lire les pages en diagonale en attendant que quelque chose d’un peu nouveau se passe.

Je comprends qu’il est également question d’un autre rapport au temps, et que rien ne presse dans cette société-là. Mais il y a d’autres choses plus sympa et diverses qui peuvent rythmer (et faire rimer) le temps que l’alcool et la beuh sur 600 pages.

Et quant à la vision égalitaire des sexes, je retiens surtout que lorsqu’il s’est agi de partir en trip dans la zone sauvage, ce sont les deux mecs potos d’enfance qui s’y sont rendus, avec leur belle endurance et leur esprit d’aventure. Les meufs, elles, sont restées à écrire leurs bouquins. Top.

Ah, une dernière chose. Le rapport aux animaux. Il paraît que le véganisme/végétarisme, c’est pas la peine. Il suffit juste d’être très gentil avec les animaux qu’on va tuer, leur donner un coup à boire s’il le faut avant de les achever, pour pouvoir se régaler à pleine dents du bon boudin confectionné soi-même avec leur sang. mais tout va bien, parce qu’on garde affectueusement en mémoire l’animal sacrifié.

Faut vraiment pas que Pia Klemp lise ce bouquin.


  1. Il y a de bonnes trouvailles, l’accord du participe présent et l’accord de proximité en sont, même si globalement je n’accroche pas non plus sur le style de la prose, parfois bizarrement ampoulé (mais on va dire que c’est le style du narrateur). ↩︎

  2. En revanche, si on est soi-même un mec (cis) encore assez peu déconstruit, ça peut être bien à lire ; ma critique est très personnelle et porte à dessein sur ce qui ne va pas ; il y a aussi pas mal de choses bien dans ce livre, dommage qu’elles soient trop délayées. ↩︎

  3. Aussitôt dit, aussitôt fait : je me suis plongée dans Les vivants, les morts et les marins de Pia Klemp, le contraste a été··· saisissant) ↩︎

  4. Si vous n’avez pas lu The Dispossessed d’Ursula K. Le Guin, lisez-le. ↩︎



Publié le 02/08/2024
Dernière édition le 02/08/2024