The Dialectic of Sex
Avertissements préliminaires
- Cette fiche de lecture est susceptible de modifications à tout moment, en particulier en ce qui concerne les réflexions émises à partir du texte : mes idées sur certains sujets sont loin d’être fixées et je serais ravie que vous contribuiez à les faire évoluer (mais attention, il va vous falloir de bons arguments ;-)
- Je ne traduis pas les textes en anglais ; si vous avez des difficultés avec cette langue, je vous conseille l’outil LibreTranslate qui, comme son nom l’indique, est libre.
Notes générales
L’ouvrage en anglais est accessible par exemple par ici.
Comme dit sur la page Wikipédia en anglais (NB : la page en français est carrément indigente),
The Dialectic of Sex: The Case for Feminist Revolution is a 1970 book by the radical feminist activist Shulamith Firestone. Written over a few months when Firestone was 25, it has been described as a classic of feminist thought.
J’ai trouvé le livre facile et rapide à lire (il fait dans les 200 pages), globalement stimulant - même si dérangeant sur certains points.
On aborde successivement :
- Marx-Engels (revisités sous l’angle de l’oppression primitive d’un sexe sur l’autre)
- l’histoire du féminisme américain (la première vague s’est éteinte avec l’accord du droit de vote aux femmes, concession à la frange la moins radicale qui a permis d’éviter une révolution bien plus vaste ; s’ensuivirent l’effacement de l’Histoire d’un siècle de luttes féministes et une période de backlash culturel d’une cinquantaine d’années - à noter : le culte du “glamour” et du “style” permettant de réorienter les femmes vers des préoccupations moins politiquement sensibles…)
- les liens entre lutte des femmes et lutte des noirs (aux US)
- les théories freudiennes (en particulier les complexes d’Œdipe et d’Électra) sous l’éclairage de la domination du père dans la famille nucléaire patriarcale (le seul qui ait l’indépendance et le pouvoir économique) - on remarquera que l’adoption massive des théories émises par Freud s’est produite au moment du backlash (et on notera la mise à la mode à cette époque du concept de “castration”)…
- Simone de Beauvoir et son ouvrage Le Deuxième Sexe
- la question de l’enfance, qui est un concept assez récent (l’autrice le date de la fin du XVIème siècle), à noter les vêtements spécifiques pour les petits garçons assimilés au “sexe faible” (robes, etc.) alors que les petites filles sont rapidement traitées et habillées comme des adultes (childhood did not apply to women) ; le moment traumatique où les petits garçons passent du statut de dominés à celui de dominants et passer du côté de l’oppresseur (le père)
- la question de l’école, qui structure l’enfance (des petits garçons, donc, les filles n’ayant longtemps pas eu le droit d’y aller) ; plutôt qu’éduquer on discipline (et malforme)
- les liens entre sexisme et racisme (racism is sexism extended ; rapports entre homme blanc, femme blanche, homme noir et femme noire)
- la question de l’amour, la façon dont les deux sexes l’abordent et le conçoivent, profondément liée à la dépendance (économique, politique) des femmes par rapport aux hommes (qui souhaitent garder, eux, leur indépendance) ; la “révolution sexuelle” qui a en fait plus libéré les hommes que les femmes (à présent, une femme n’a plus de raisons “sociétales” de se refuser)
- la question de la culture, masculine, qui impose aux femmes des façons de voir qui ne leur correspondent pas (women almost never have a chance to see themselves culturally through their own eyes) ; la dualité des sexes a non seulement corrompu les arts et les humanités, mais a déterminé la science moderne
- les deux modes : esthétique et technologique (que l’autrice désigne respectivement comme “femelle” et “mâle”, sic), la dialectique entre les deux modes reproduisant celle entre les deux sexes, le second devenant au cours des siècles de plus en plus prédominant au détriment du premier (s’ensuit une digression sur l’art moderne et l’art contemporain, que l’autrice ne semble guère apprécier…)
- le dernier chapitre s’intitule The Ultimate Revolution: Demands and Speculations ; l’autrice commence par y parler d’écologie : pour l’autrice, il est trop tard pour tenter de rétablir un équilibre naturel : What is called for is a revolutionary ecological programme that would attempt to establish a humane artificial (man-made) balance in place of the natural one, thus also realizing the original goal of empirical science: human mastery of matter. Et c’est particulièrement intéressant pour les femmes, car pour la première fois, elles sont en capacité de se libérer de la nature (for the first time in history, technology has created real preconditions for overthrowing these oppressive ‘natural’ conditions, along with their cultural reinforcements) : contraception, reproduction artificielle… (à noter que le gros problème à l’époque semble être la surpopulation, pas (encore) le climat ou la destruction de notre écosystème). Car la grossesse est barbare (Pregnancy is barbaric). Un autre développement crucial à son époque est la cybernétique. Et elle a bien conscience que cela peut être pour le pire comme pour le meilleur : Cybernetics, like birth control, can be a double-edged sword. Like artificial reproduction, to envision it in the hands of the present powers is to envision a nightmare. Elle semble fortement marquée par 1984, et à une moindre mesure par Brave New World. Mais elle croit en les Machines pour libérer l’humanité (Machines thus could act as the perfect equalizer, obliterating the class system based on exploitation of labour.) y compris sexuellement (humanity could finally revert to its natural polymorphous sexuality – all forms of sexuality would be allowed and indulged). Elle s’attarde sur quelques expériences ratées ou incomplètes : les communes post-révolution russe, la vie dans les kibboutz et la Summerhill School ; évoque la solution d’un revenu universel (people might receive a guaranteed annual income from the state to take care of basic physical needs. These incomes, if distributed equitably to men, women, and children, regardless of age, work, prestige, birth, could in themselves equalize in one blow the economic class system.) prédit l’impact de la cybernétique sur l’apprentissage et la mémoire (traditional book learning, the memorizing of facts, which forms the most substantial portion of the curriculum of our elementary schools, will be radically altered under the impact of cybernetics – a qualitative difference, to the apparatus of culture at least as significant a change as was the printing press, even as important as the alphabet) et termine en apothéose sur l’amour (With the disappearance of motherhood, and the obstructing incest taboo, sexuality would be re-integrated, allowing love to flow unimpeded.)…
En résumé :
- La domination mâles/femelles est la domination primitive, à l’origine de toutes les autres dominations.
- La famille nucléaire patriarcale est la source de toutes les névroses
- Il faut libérer les femmes mais aussi les enfants, y compris sexuellement
- La science et les machines sont là pour nous y aider
L’utopie qui porte S. Firestone est celle d’un “communisme cybernétique” où les machines permettraient de libérer l’humanité du travail, les femmes de la nécessité d’enfanter, les enfants d’un apprentissage fastidieux… et celle d’une liberté sexuelle absolue, non uniquement centrée sur les organes génitaux, y compris pour les enfants, et sans plus de tabou (inceste…).
Principales critiques :
- L’autrice ne parvient pas vraiment à se libérer de la construction de genre (références répétées aux “principes féminins” et “principes masculins” ; perso je ne vois pas en quoi l’esthétique serait “féminine” et la technologie “masculine”)
- Elle cède à l’idéologie de la domination de la nature par l’Homme et au “technosolutionnisme’ (même si à son époque, le mot n’avait pas encore été forgé)
- Sa vision est purement occidentale (éducation classique) ; elle ne semble pas être consciente des autres types de sociétés qui ont pu exister au cours de l’Histoire
- Certaines positions (inceste, sexualité des enfants) sont pour moi vraiment problématiques…
Extraits
To so heighten one’s sensitivity to sexism presents problems far worse than the black militant’s new awareness of racism: feminists have to question, not just all of Western culture, but the organization of culture itself, and further, even the very organization of nature.
[…]
For feminist revolution we shall need an analysis of the dynamics of sex war as comprehensive as the Marx-Engels analysis of class antagonism was for the economic revolution. More comprehensive. For we are dealing with a larger problem, with an oppression that goes back beyond recorded history to the animal kingdom itself.
[…]
Unlike economic class, sex class sprang directly from a biological reality: men and women were created different, and not equal.
Cette réflexion est très problématique : si les hommes et les femmes peuvent être effectivement considéré·es biologiquement différent·es (n’oublions cependant pas qu’il existe aussi des intermédiaires, la différence n’est pas si binaire qu’on aime la poser en général et ce “created” a des relents… très créationnistes) le “not equal” ne découle absolument pas d’une “réalité biologique”. Tout le problème vient précisément de ce que la différence sexuelle ait entraîné une (forte) inégalité et la domination des personnes de sexe masculin sur les personnes de sexe féminin (longtemps identifiées à celles qui pouvaient enfanter : la longueur du pénis n’est intervenue que bien plus tardivement pour départager les personnes intersexes et les rentrer de force dans l’une des deux cases admissibles - oui, encore de nos jours, en France).
to champion the cause of a more conspicuous underdog is a euphemistic way of saying you yourself are the underdog. So just as the issue of slavery spurred on the radical feminism of the nineteenth century, the issue of racism now stimulated the new feminism: the analogy between racism and sexism had to be made eventually. Once people had admitted and confronted their own racism, they could not deny the parallel. And if racism was expungable, why not sexism?
[…]
Unlike minority groups (a historical accident), or the proletariat (an economic development), women have always made up an oppressed majority class (51 per cent), spread evenly throughout all other classes.
[…]
though it is true that many females have never assumed the dominant (power over others) role, there are many others who, identifying all their lives with men, find themselves in the peculiar position of having to eradicate, at the same time, not only their submissive natures, but their dominant natures as well, thus burning their candle at both ends.
Cette remarque me touche tout particulièrement ;-)
Freudianism and feminism grew from the same soil. It is no accident that Freud began his work at the height of the early feminist movement. We underestimate today how important feminist ideas were at the time.
[…]
In short, Freudian theory, regroomed for its new function of ‘social adjustment’, was used to wipe up the feminist revolt. Patching up with band-aids the casualties of the aborted feminist revolution, it succeeded in quieting the immense social unrest and role confusion that followed in the wake of the first attack on the rigid patriarchal family. It is doubtful that the sexual revolution could have remained paralysed at half-way point for half a century without its help
[…]
we will be unable to speak of the liberation of women without also discussing the liberation of children, and – vice versa. The heart of woman’s oppression is her child-bearing and child-rearing role. And in turn children are defined in relation to this role and are psychologically formed by it; what they become as adults and the sorts of relationships they are able to form determine the society they will ultimately build.
[…]
Their violence is amazing. Yet these men feel that the woman or the child is to blame for not being ‘friendly’. Because it makes them uncomfortable to know that the woman or the child or the black or the workman is grumbling, the oppressed groups must also appear to like their oppression – smiling and simpering though they may feel like hell inside. The smile is the child/woman equivalent of the shuffle; it indicates acquiescence of the victim to her own oppression.
[…]
our final step must be the elimination of the very conditions of femininity and childhood themselves that are now conducive to this alliance of the oppressed, clearing the way for a fully human condition.
[…]
Men were thinking, writing, and creating, because women were pouring their energy into those men; women are not creating culture because they are preoccupied with love.
[…]
Thus sex privatization stereotypes women: it encourages men to see women as ‘dolls’ differentiated only by superficial attributes – not of the same species as themselves – and it blinds women to their sexploitation as a class, keeping them from uniting against it, thus effectively segregating the two classes. A side-effect is the converse: if women are differentiated only by superficial physical attributes, men appear more individual and irreplaceable than they really are.
[…]
What we shall have in the next cultural revolution is the reintegration of the Male (Technological Mode) with the Female (Aesthetic Mode), to create an androgynous culture surpassing the highs of either cultural stream, or even of the sum of their integrations. More than a marriage, rather an abolition of the cultural categories themselves, a mutual cancelation—a matter-antimatter explosion, ending with a poof! culture itself. […] When the male Technological Mode can at last produce in actuality what the female Aesthetic Mode had envisioned, we shall have eliminated the need for either.
[…]
it has become necessary to free humanity from the tyranny of its biology. Humanity can no longer afford to remain in the transitional stage between simple animal existence and full control of nature […] in view of accelerating technology, a revolutionary ecological movement would have the same aim as the feminist movement: control of the new technology for humane purposes, the establishment of a new equilibrium between man and the artificial environment he is creating, to replace the destroyed ‘natural’ balance.
Réflexions en vrac suite à cette lecture
Une des thèses pour moi les plus discutables est la dépendance de la libération des femmes aux avancées scientifiques et techniques : d’après l’autrice, les femmes sont de facto physiquement défavorisées et leur libération ne pourra advenir que lorsqu’elles seront soulagées de la charge de l’enfantement.
C’est quelque chose qui revient sans cesse : la différence “fondamentale” des femmes par rapport aux hommes, source de leur oppression. Je ne vois pas en quoi, humainement, le fait d’être physiquement différent·e devrait impliquer une quelconque domination ou déclaration d’infériorité. Ni en quoi cette différence-là serait plus “fondamentale” que les autres. On explique que l’oppression des femmes vient du fait qu’on peut les prendre à volonté et les engrosser. Mais le problème n’est-il pas avant tout qu’on estime “normal” de pouvoir opprimer/dominer/maîtriser les femmes en les violant/engrossant ?
L’autrice semble penser que la solution est technique : une fois qu’on pourra procréer sans passer par le ventre des femmes, tout se passera bien. On peut déjà constater de nos jours que ce n’est pas parce que (certaines) femmes sont en mesure de se protéger d’une grossesse par la contraception et/ou l’avortement que ça les protège des viols. Et on constate aussi que le fait même que les femmes puissent se protéger est sans cesse remis en question (cf les mesures anti-avortement aux US actuellement). La simple “technique” risque donc de ne pas vraiment résoudre le problème… D’ailleurs, l’humanité (tout au moins sa partie féminine) n’a pas attendu ce dernier siècle pour développer des techniques de contraception et d’avortement, c’est l’oppression masculine qui a fait qu’on les a oubliées et/ou interdites. Et si la science est effectivement utile pour soulager la douleur (règles, accouchement), c’est valable de manière beaucoup plus générale (dents, maladies…). C’est juste qu’on ne s’est occupé de la douleur spécifiquement féminine que très tardivement (en occident). La grossesse et l’enfantement pourraient très bien ne constituer que des épisodes relativement furtifs et globalement peu handicapants dans la vie d’une personne en capacité - et ayant l’envie - d’enfanter. Je peux en parler, cela a été mon cas.
Ce qu’il faut pour cela, c’est un changement des mentalités. Commençons par arrêter de renvoyer les femmes à leur “différence” prétendument “fondamentale” (qui a souvent servi de prétexte pour ne rien faire, la douleur étant déclarée pour les femmes “dans leur nature” : ce n’est par exemple que très récemment qu’on a commencé à étudier sérieusement l’endométriose…) . Les outils et techniques suivront.
Pour la question des enfants : on peut tout à fait imaginer une société (et ce type de société a déjà existé / existe !) où les enfants, une fois mis au monde, sont pris en charge par la “communauté” (conjoint·es, compagnon·nes, groupe, tribu…). Le souci actuel est que cette charge est très généralement imposée / “naturellement” attribuée aux femmes.
Un autre souci (visible dans le texte) est la confusion récurrente entre sexe et genre. Pourquoi l’objectivité serait-elle un “principe mâle” et la subjectivité, un “principe femelle” ? Pourquoi la dureté, la clarté, la rationalité, l’activité seraient-elles “mâles” et la mollesse, l’obscurité, l’intuition, la passivité, catégorisées “femelles” ? Pourquoi la violence serait-elle fondamentalement masculine ? En quoi avoir un pénis ou un clitoris nous relierait au Yin plutôt qu’au Yang (et pourquoi toujours cette binarité…) ?
C’est tout ceci qu’il s’agit de déconstruire. Et tout le monde qui en découle. Il ne s’agit pas juste de faire en sorte que “les femmes deviennent les égales des hommes”. Il s’agit de changer de système. Un système basé sur l’oppression et la violence, l’hypertrophie des différences pour mieux dominer/soumettre une partie de l’humanité à une autre partie de l’humanité, et qui se construit dès la prime enfance autour de binarités artificielles que l’informatique (elle-même par construction fondamentalement binaire et “classifiante”) ou “la technique” ne viendront pas miraculeusement résoudre.