Techno-logie et Féminisme (1)
Vers une contre-histoire féministe et intersectionnelle de la technique ?
Comme il s’agit du tout premier billet d’une série, quelques explications concernant le titre :
- J’emploie le mot «technologie» au sens de «discours sur la technique» ; comme ce n’est plus forcément une acception très courante (technologie devenant de nos jours synonyme de technique, mais en plus stylé), je le souligne par l’usage d’un tiret. Techno, logos (du grec ancien λόγος « parole, discours, raison, relation »).
- J’ai hésité à mettre logies, au pluriel, pour souligner le fait qu’il n’y a pas un, mais des discours sur la technique. Le spectre est particulièrement large : des discours transhumanistes aux discours technocritiques, on pourrait s’amuser à les classer suivant qu’ils sont plus ou moins ouverts à l’«Autre» (non-blanc·he, non-masculin·e, non-occidental·e, non favorisé·e socialement…).
- J’ai également hésité à mettre un pluriel à Féminisme car il y a de très nombreux courants dans la pensée féministe. Mais comme il s’agit de «mon» discours et de «ma» pensée - que je qualifierais, en gros et à cette heure, d’écoféministe radicale, techno-critique (au sens de critique envers la technique, pas nécessairement opposé à la technique), non essentialiste, intersectionnelle, transfriendly et trouble dans le genre, j’ai finalement choisi d’utiliser le singulier. J’espère pouvoir trouver le temps d’expliciter tout ça dans un ou des billet(s) plus spécifique(s).
- Technoféminisme, c’est déjà le titre d’un bouquin en anglais de Judy Wajcman qui fonde les bases d’une réflexion entre technique et féminisme. C’est aussi le titre d’un bouquin plus récent de Mathilde Saliou (ce que je trouve au passage un peu gonflé, le livre de Wajcman étant, dixit Wikipédia, considéré comme une des contributions clés pour l’essor de la technoscience féministe en tant que domaine), qui peut constituer un ouvrage journalistique intéressant pour quelqu’un qui découvre le sujet mais si on lit l’anglais, des versions plus riches et complètes se trouvent dans Broad Band: The Untold Story of the Women Who Made the Internet de Claire Evans ainsi que Brotopia: Breaking Up the Boys’ Club of Silicon Valley d’Emily Chang.
- Enfin, le (1), c’est juste pour me motiver à ne pas m’arrêter à ce premier billet de blog - et aussi, pour me pousser à le publier rapidement, sans attendre d’avoir «fini» : ce n’est que le début (#onycroit)
Ce billet part d’une relecture, Contre-histoire d’Internet, par Félix Treguer - livre que je recommande chaudement par ailleurs, à condition de garder en tête qu’il s’agit d’une version plutôt classique-universitaire, européenne, masculine de l’histoire (ce qui est finalement assez ironique pour quelque chose qui se dit une contre-histoire : à quand une véritable contre-histoire, féministe et intersectionnelle, d’Internet ?).
J’avais lu la première version de cet ouvrage (la seconde est une «nouvelle édition revue et actualisée») sans m’apercevoir à l’époque que les femmes étaient les grandes oubliées de ce récit ; dans l’epub que je possède de la nouvelle version, le terme «femme» n’apparaît que neuf fois - dont une fois dans les notes pour regretter précisément le rôle des femmes dans l’histoire d’Internet (largement ignorée dans l’historiographie dominante dont cet ouvrage reste malheureusement bien trop tributaire) (!!!).
Si je ne m’en étais pas aperçue à l’époque, c’est parce que je n’avais pas encore développé de «sensibilité féministe». J’écrirai sans doute un billet sur comment j’ai basculé dans le féminisme (#fear) mais, en quelques mots : j’ai pu constater, à travers la violence d’un «shitstorm», l’énergie que certain·es étaient prêt·es à dépenser pour lutter contre la démasculinisation de la langue (à l’origine, une bête histoire de réécriture de statuts en «inclusive»). Alors je me suis mise à lire sur le sujet. Puis sur des sujets liés. Je me suis peu à peu aperçue de l’importance et de l’intérêt de la pensée féministe. Je vous invite à faire de même, surtout si vous vous genrez au masculin et que vous vous intéressez un tant soit peu aux idées libertaires. Voir par exemple l’aveu de David Graeber, dans The Utopia of Rules :
the first time I constructed this argument, I was actually unaware that most of these ideas had already been developed within feminist standpoint theory. That theory itself had been so marginalized I was only vaguely aware of it.
En se privant de l’apport des ouvrages féministes, on se prive d’un pan crucial de la pensée de l’humanité - et on loupe une bonne grosse partie de l’histoire. Je regroupe sur cette page un certain nombre de ressources, ce n’est pas exhaustif mais ça peut constituer un bon début. Et à propos d’Histoire, on pourra (re)commencer par The Dawn of Everything: A New History of Humanity.
Pour revenir au sujet du discours sur la technique, et puisqu’il ne s’agit ici que d’un premier billet, je me contenterai d’évoquer un premier point, comme une bouteille jetée à la mer (ou un pavé dans la mare ?) : «on» parle souvent des liens entre le développement de l’imprimerie de Gutenberg et la Réforme luthérienne, mais beaucoup moins des rapports que le développement de cette technique a pu entretenir avec la «querelle des femmes» ou la «chasse aux sorcières».
Lire cet article d’Éliane Viennot peut constituer une première étape pour prendre conscience de l’intérêt de se pencher sur ces questions. Oui, l’Histoire se répète. La «querelle des femmes» est loin d’être terminée et au vu de la violence déployée, il s’agit plus d’une guerre que d’une simple «querelle», hier avec l’imprimerie, les livres et les journaux, aujourd’hui avec Internet et les réseaux sociaux.
En ce qui concerne la chasse aux sorcières, citons par exemple (je suis désolée, c’est encore en anglais, mais wikipédia.fr reste très mauvais sur tout ce qui touche les femmes, malgré les efforts remarquables des Sans Pages) ce qu’il est dit du Malleus Maleficarum :
The Malleus Maleficarum was able to spread throughout Europe rapidly in the late 15th and at the beginning of the 16th century due to the innovation of the printing press in the middle of the 15th century by Johannes Gutenberg. The invention of printing some thirty years before the first publication of the Malleus Maleficarum instigated the fervor of witch hunting
Il serait bien que dans “nos milieux” (libristes, defenseureuses des libertés sur Internet), on parle aussi un peu de ça, quand on raconte l’histoire de l’imprimerie et de ce qu’elle a pu changer «dans la société». Ne serait-ce que pour prendre conscience des enjeux.
Rappelons que la chasse aux sorcières est intrinsèquement liée à l’accumulation primitive capitaliste et a encore lieu de nos jours par exemple sur le continent africain (lire à ce propos l’excellent ouvrage Re-enchanting the World: Feminism and the Politics of the Commons de Silvia Federici - sans doute plus facile d’accès que le néanmoins classique et indispensable Caliban and the Witch) : penser le capitalisme sans ces références-là, c’est un peu comme penser la technique sans son rapport au(x) corps (#ohwait).
Terminons ce premier court billet par un extrait d’un texte d’Ursula Le Guin (The Carrier Bag Theory of Fiction) :
Where is that wonderful, big, long, hard thing, a bone, I believe, that the Ape Man first bashed somebody with in the movie and then, grunting with ecstasy at having achieved the first proper murder, flung up into the sky, and whirling there it became a space ship thrusting its way into the cosmos to fertilize it and produce at the end of the movie a lovely fetus, a boy of course, drifting around the Milky Way without (oddly enough) any womb, any matrix at all? I don’t know. I don’t even care. I’m not telling that story. We’ve heard it, we’ve all heard all about all the sticks spears and swords, the things to bash and poke and hit with, the long, hard things, but we have not heard about the thing to put things in, the container for the thing contained. That is a new story. That is news.
Publié le 09/02/2024
Dernière édition le 28/04/2024