Techno-logie et Féminisme (2)
Ou comment parler de l'Apple Vision Pro
Ma réaction en lisant L’Apple Vision Pro est une vision d’hommes a été tellement épidermique que j’ai eu envie de creuser ; comprendre pourquoi cet article m’insupportait autant.
Sans doute l’une des raisons est que l’article a été écrit par une femme et que je m’attendais donc à mieux. On s’attend toujours à mieux lorsqu’il s’agit d’une femme. Les hommes, on a l’habitude qu’ils écrivent des trucs pas terribles en pétant plus haut que leur couilles. Mais les femmes doivent être parfaites dans tout ce qu’elles font.
Je commencerai donc par remercier l’autrice, parce que certes, je n’ai pas aimé son article, cependant :
- C’est loin d’être le pire article de Numerama que j’aie lu
- Il pointe un certain nombre de problématiques passionnantes par ailleurs
- C’est grâce à cet article que ce billet voit le jour.
Car l’important n’est pas de produire quelque chose de parfait. L’important est de semer des graines. Je prends le parti de considérer cet article comme une graine qui a permis de faire pousser ma propre réflexion, elle-même très certainement imparfaite, grossière, inaboutie, trop succincte. Le vivant n’est jamais parfait. Et puis, je ne suis pas journaliste, moi.
La relation avec les corps, l’accessibilité
Cet article permet d’éclaircir un peu mieux le point de vue de l’autrice.
Pourquoi interroger la relation entre mon corps et un objet technologique serait moins important que de parler des capacités de l’objet en question ? À quoi me sert un smartphone trop grand pour mes mains, un casque de réalité virtuelle qui me donnera immanquablement la nausée, une montre connectée trop épaisse pour mon poignet ?
On y parle aussi des manières d’aborder l’accessibilité dans les nouvelles technologies, de la diversité de nos corps et de nos expériences.
Toutes ces problématiques sont richement détaillées dans Invisible Women: Exposing Data Bias in a World Designed for Men de Caroline Criado Perez (voir cette page pour quelques citations et exemples).
Et cela rejoint parfaitement les questions d’accessibilité : penser aux différences des corps, arrêter de croire que les corps de mecs valides et sportifs d'1m80 constituent la norme. Des mecs qui n’auraient pas non plus de problèmes de vue, car les Vision Pro ne sont même pas adaptés aux porteureuses de lunettes. Alors pour une personne porteuse de lunettes qui n’aurait pas non plus la morphologie de visage adaptée aux Vision Pro… (c’est ça, l’intersectionnalité).
La question des nausées est également intéressante, même si un lectorat un peu pressé risque d’en tirer des conclusions essentialisantes : il faut en effet aller chercher dans les liens, en particulier celui-ci pour se faire une idée des recherches en cours ; recherches que je conseille de prendre avec toutes les pincettes nécessaires : Sexing the body Gender Politics and the Construction of Sexuality d’Anne Fausto-Sterling - édition révisée de 2020 - est un must read à ce sujet.
Le fait que les femmes ressentent plus de nausées en portant ce genre de casque est ainsi probablement dû à deux facteurs principaux : 1) les casques ne sont pas adaptés à leur morphologie, ils tiennent moins bien, sont souvent trop grands, elles sont donc moins correctement immergées ; 2) elles sont moins habituées à en porter (peut-être en partie à cause du premier point… mais aussi parce qu’elles ne constituent pas la cible pour ce genre de produit, la société les poussant vers d’autres choses… comme le maquillage).
Les risques pour les femmes :
- Le porno, le déshabillage
Des internautes plaisantent déjà sur le fait de l’utiliser pour regarder des films pornographiques en public […] ou espèrent l’arrivée prochaine de logiciels capables de « déshabiller » virtuellement les femmes
- Se balader dans l’espace public
j’ai du mal à imaginer qu’une femme puisse se balader le visage couvert par un Vision Pro, pour rire ou pour de vrai. Et si cela obstruait suffisamment ma vue pour me mettre en danger ? Et si cela attirait trop l’attention sur moi ? On a déjà assez d’emmerdes en marchant simplement dehors, sans appareil à 3500 dollars sur le nez. Et à l’inverse, je me sentirais tout de suite mal à l’aise si je croisais un homme portant un casque capable de me filmer (comme je me méfie déjà de ceux qui ont leur portable à la main dans le métro ou dans la rue).
Personnellement j’ai également du mal à imaginer un mec se balader avec ça en dehors de certaines zones bien délimitées (quartiers d’affaires ou bobos) ; le risque de se faire braquer et la peur du ridicule ne sont pas réservées aux femmes (même si ce sont des choses que le genre peut accentuer). J’ai encore plus de mal à imaginer un mec qui regarderait du porno en public avec ce genre d’engin. Il y a des choses qui se voient .
Et en ce qui me concerne, avec un tel truc sur la tronche, je me sentirais plus ridicule que menacée. Comme si j’arborais un SUV miniature, affichant à la fois l’état de mes finances et ma connerie. Je n’aurais pas l’impression d’être une proie, bien plutôt de faire partie des capitalistes prédatrices psychopathes.
En tant que femme blanche cis CSP+, je me sens sans doute plus souvent en position de proie potentielle qu’un mec blanc cis CSP+. Cela peut m’arriver par exemple lorsque je me balade seule en pleine nuit ou sur une plage déserte ; ou lorsque je bois un café au comptoir d’un bar.
Mais ça ne m’a jamais empêchée de le faire quand même. Et ça m’horripile qu’on vienne me rappeler à chaque fois les risques que je prendrais, en tant que femme, à m’exposer dans l’espace public. Rappelons-le, une très large majorité des violences sexuelles perpétrées sur des femmes, en France, sont domestiques, commises par des proches
Dans 91% des cas, ces agressions ont été perpétrées par une personne connue de la victime. Dans 47 % des cas, c’est le conjoint ou l’ex-conjoint qui est l’auteur des faits.
Ce n’est pas l’inconnu qu’on croise dans la rue. On nous fait peur avec ça. Dans les films, dans les livres. Tout un imaginaire qui correspond assez peu, finalement, à la réalité (on parle tout de même ici de la réalité d’une meuf française en capacité financière de se payer un Vision Pro). Cela accentue le sentiment de proie. Pour qu’on reste à la maison. Qu’on quitte l’espace public.
C’est surtout cela ce que je reproche à l’article. Un renforcement des stéréotypes de genre, ainsi qu’une approche superficielle, non systémique, du sujet.
Un renforcement des stéréotypes de genre
Renforcer des clichés déjà fortement présents dans le lectorat est-il vraiment pertinent ? Migraines. Poches. Maquillage. Hommes obsédés et prédateurs, femmes proies.
«Les hommes™» contre «les femmes™», comme si ces catégories étaient parfaitement délimitées et homogènes.
Je ne me reconnais pas, je ne reconnais pas mon monde, dans ces femmes ou ces hommes-là. On est en plein male (et bourgeois) gaze, celui véhiculé par les films et les médias.
(La question des poches m’a fait tout particulièrement rire. Cela fait un bon bout de temps que les filles ont des grandes poches pour leurs smartphones. Et sinon, elles ont des sacs. Des bananes. Il y a même des pochettes spéciales pour les joggueureuses. Ce n’est pas un (vrai) problème.)
Une critique non systémique
Prenons les problèmes de morphologie. Est-ce que la solution serait de fabriquer un Vision Pro, une Apple Watch spécial femmes (oh bah tiens, ça existe déjà, pour la montre) pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes ?
J’entends que la critique porte aussi sur le fait que le Vision Pro véhiculerait une conception mâle du monde, un monde de prédateurs, de voyeurs. Mais pour moi, loin de constituer une critique féministe de ce gadget, c’est en faire la promotion déguisée, en reprenant la propagande à son sujet. En le présentant comme un outil empuissantant - comme une arme - réservée aux hommes.
Or je pense qu’on est ici complètement à côté de la plaque, que le monde qu’on nous propose avec le Vision Pro, c’est plutôt celui-ci :
Un monde de zombies (mâles comme femelles) contrôlés par quelques psychopathes.
Et, oui, pour le coup, ces psychopathes sont essentiellement des mâles, blancs, cis - je rajouterai à cela : siliconés (pour Silicon Valley et ce qu’elle symbolise).
Le Vision Pro est un objet aliénant, qui nous met toustes dans une position de faiblesse et de dépendance. Qui procède du contrôle et de la surveillance généralisée de la population (des regardé·es comme des regardant·es). Il faut garder en tête que pour les grandes entreprises de la tech, nous ne sommes pas les utilisateurices. Nous sommes les utilisé·es. Nos données personnelles, nos habitudes comportementales, et je rajouterai, une certaine domestication par la technique, sont les véritables raisons d’être des gadgets qu’on nous propose.
On ne peut pas non plus faire un article véritablement féministe sur ce sujet sans parler de l’aberration écologique (extractivisme, dépenses énergétiques…) qui consiste à produire ce genre de gadget à l’heure du dépassement des limites planétaires. Ne serait-ce que parce que les femmes sont toujours les premières touchées.
Je fais partie des quelques pourcents de la population mondiale qui peuvent se permettre de claquer 3500€ sur un coup de tête. Je pourrais aussi me payer un SUV pendant que j’y suis. Si je ne le fais pas, ce n’est pas parce que je suis une femme et «donc» ça ne m’intéresserait pas. C’est parce que je ne veux pas de ce monde où on continue de construire, promouvoir, des gadgets à la con alors que toutes les énergies et toutes les intelligences devraient actuellement être concentrées à nous faire, collectivement, moins consommer.
Je n’ai pas de bagnole. Mon téléphone n’est pas le dernier Iphone mais un Samsung SII, appareil supporté par Replicant, parce que ça permet de faire vivre un peu plus longtemps un vieux téléphone. Je rappelle qu’en ce qui concerne l’«empreinte carbone» du numérique, c’est de loin l’étape de fabrication qui est la plus consommatrice de ressources.
Être féministe, pour moi, ce n’est pas uniquement défendre la cause des femmes ; c’est repenser notre place dans le monde, repenser nos rapports avec le vivant, combattre le système capitaliste, patriarcal, basé sur la domination et l’exploitation, qui ravage notre planète depuis déjà trop longtemps, et désormais de façon accélérée, véritablement catastrophique.
Le féminisme tel que je le conçois est écoféministe, intersectionnel, non essentialiste. En élargissant notre vision (occidentale, blanche, essentiellement produite par des mâles à l’aise financièrement et/ou non contraints à des rôles de care - lisez la biographie de la «femme d’Orwell» c’est éminemment instructif) à celle des populations invisibilisées, dominées, il ne peut que nous aider à mieux comprendre et penser la situation. À affiner nos sensibilités. La question est la société qu’on veut, le monde qu’on veut.
Mangez du féminisme à tous les repas. D’autres mondes sont possibles.
Publié le 16/02/2024
Dernière édition le 16/02/2024