Techno-logie et Féminisme (3)
La technocritique sera féministe ou elle ne sera pas
La critique de la technique a connu un regain d’intérêt considérable depuis quelque temps : face au technosolutionnisme néolibéral, on ressort Illich ou Ellul pour questionner l’accélération des transformations sociétales liées au « numérique » ou dénoncer l’extractivisme effréné causé par l’industrie des smartmachins et le « bluff technologique » autour de l’IA1.
Le féminisme tel que je le pense et comprends actuellement - intersectionnel, non essentialiste, queer2 - me paraît un outil indispensable pour penser ces sujets - ne serait-ce que parce que les femmes font toujours partie des premières catégories de populations touchées par les crises.
À l’opposé, il s’agit de prendre garde à ce que la technocritique ne devienne pas l’apanage d’une mouvance réactionnaire aux positions clairement essentialistes, masculinistes, excluantes - caractéristiques d’un système patriarcal qui se situe pour moi au cœur du problème.
Contre une technocritique masculiniste et réactionnaire
La critique de la technique peut en effet constituer un tremplin pour attaquer certaines populations déjà marginalisées - et tout particulièrement les personnes trans, avec leur fameux «lobby», puisqu’elles utilisent la technique pour «contrer la nature» (alors que pour les mecs cis qui se font élargir le pénis, les meufs cis qui se font augmenter ou diminuer la poitrine, les personnes qui se font refaire le nez ou corriger la calvitie, circulez, y’a rien à voir). Face à une personne de mon genre3, on utilisera par exemple la question de la GPA4, après un assez peu subtil glissement à partir de la PMA - puisque ces gens-là s’affirment naturellement féministes5, et pensent toujours très fort au corps des femmes (donc à son contrôle).
Plus généralement, la technocritique peut assez vite basculer vers des discours de type «retour à la Nature» où les rapports de genre et autres rapports de domination restent largement non questionnés ; la glissade est alors facile vers l’extrême-droite de l’échiquier politique.
Lire à ce sujet Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel · Histoire de dix ans ainsi que l’excellente brochure Trans n’est pas transhumaniste.
Je vais me permettre ici une assez longue digression qu’il faudrait peut-être mettre dans un billet à part mais qui pour moi est dans la continuation logique de ce qui précède ; les personnes que seule la critique de la technique intéresse peuvent directement sauter à la partie Pour une technocritique féministe.
Les canaris
Les femmes sont les canaris de nos milieux militants. Et les personnes trans sont les canaris de ces canaris.
La façon dont on inclut les personnes, quels que soient leurs âge, sexe, genre, couleur de peau, handicaps plus ou moins visibles, est un excellent indicateur de la bonne santé éthique et politique d’un mouvement. La façon dont on choisit plus ou moins explicitement de les exclure l’est tout autant.
Ce sont en général les femmes, et les populations marginalisées, qui sont les premières victimes en cas de crise. Ce sont donc à elles qu’il faut accorder le plus d’attention : lorsque la situation des trans ou des personnes LGBTQ+ se dégrade dans un pays, bientôt c’est au tour des femmes (droit à l’avortement…) puis des opposant·es politiques… C’est un clair signal d’alerte pour les libertés individuelles.
Comme le disait déjà Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe en 1949 :
N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question.
Masculinisme vs Féminisme
Le féminisme ne doit pas être un masculinisme à l’envers. Il ne s’agit pas de défendre les femmes™ contre les hommes™6 en les prétendant essentiellement meilleures (moins guerrières, plus intuitives, plus reliées à la Terre Mère···) pour ensuite reproduire les mêmes conneries en échangeant juste les termes du débat. Il s’agit de changer de système (de fonctionnement, de pensée).7 De rompre avec la logique de domination qui sous-tend le système actuel (partiarcal, masculiniste). De rompre avec tout type de domination.
Et c’est pour cela que pour moi, le féminisme est une étape qui vient après l’anarchisme, en tout cas après ce soi-disant anarchisme qui oublie un peu trop de questionner les rapports de sexe/genre lorsqu’il remet en cause les systèmes de domination8.
Les TERFS ne sont pas des féministes
Exclure ou accepter des êtres en fonction d’un sexe/genre qui serait parfaitement déterminé (avec uniquement deux options/cases : F ou M), imposé à la naissance, immuable, indépendant du choix ou du ressenti des personnes, c’est précisément faire le jeu du patriarcat.
C’est en effet le système patriarcal qui rend la catégorisation en fonction du sexe (perçu9) aussi cruciale, en imposant les rôles de genre associés (l’homme™ doit être viril, dominer, savoir s’imposer, la femme™ doit être douce, maternelle, sexy, etc.) : puisque c’est ce qui détermine si l’on fait partie de la classe ayant accès à un type assez large de privilèges (en fonction des époques ou des pays : pouvoir voter, pouvoir participer au débat public, pouvoir boire un café en terrasse sans se faire aussitôt aborder, pouvoir choisir des bières un peu fortes sans subir de remarques10, pouvoir exercer une activité rémunérée, pouvoir disposer d’un compte en banque à soi, pouvoir sortir non voilé·e dans la rue, pouvoir se promener seul·e la nuit ou en pleine nature…) ou de l’autre classe, la sous-classe des personnes qui n’ont pas accès à ces droits.11
S’arroger le droit de dire «ceci n’est pas une femme» (ou «ceci est/n’est pas un homme») à la place de la personne concernée, et contre son propre ressenti n’est pas féministe. C’est masculiniste et patriarcal. C’est renforcer la binarisation des êtres à des fins de catégorisation sociale. Traiter les personnes trans comme des prédatrices en puissance, ou des membres d’un lobby dont l’un des buts seraient d’affaiblir la cause féministe en infiltrant le milieu pour pousser leur propre agenda, alors même que ces personnes font partie des populations les plus marginalisées et les plus fragiles, c’est céder au même type de sirènes que celles des masculinistes/incels à propos des femmes™.
De la (non-)mixité
Quid alors des réunions non-mixtes (entendez : les réunions non-mixtes de meufs12, parce que les mecs, ça fait des siècles qu’ils en organisent, des réunions non mixtes, et encore de nos jours, sans que cela semble poser problème) ?
L’idée est que non, on ne peut pas toujours accepter tout le monde (c’est le fameux paradoxe de la tolérance). Quel·le écolo aurait envie de se retrouver côte à côte avec le patron de Total lors d’une réunion d’organisation militante ?
Les mecs cis sont, dans certaines circonstances, l’équivalent du patron de la boîte qui voudrait s’immiscer dans une réunion syndicale. Bien sûr, dans un monde (futur ?) idéal, il n’y aura plus de patrons et les êtres de tous genres batifoleront gaiement toustes ensemble. Mais nous ne sommes pas encore dans ce monde-là.
Il est crucial de pouvoir s’organiser entre personnes subissant un certain type de domination sans la présence des individus dont on cherche précisément à combattre la domination et les privilèges et qui, même s’ils se revendiquent «alliés» et très gentils (bien sûr) risquent de rapidement monopoliser la parole, mecspliquer, imposer - même involontairement - des types d’interactions genrées entre les personnes. Les récits sont nombreux de groupes ayant réussi à recouvrer une autonomie technique grâce à ce choix.13 À l’opposé, il n’est pas rare que dans les milieux militants, même proches des milieux anarchistes, on se retrouve avec des personnes accaparant le pouvoir.14
Et, ô surprise, ce sont très généralement des mecs cis.
Attention : je ne suis pas en train de dire que les mecs cis seraient fatalement, biologiquement, essentiellement, problématiques. Il ne s’agit pas du tout de ça. Il s’agit d’un problème de construction sociale, de privilèges associé à un genre, et de personnes qui n’ont pas encore fait l’effort d’une déconstruction (ou ne sont pas conscientes du problème, voire déclarent qu’il n’y a pas de problème). Les livres de Dupuis-Deri à ce sujet (La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace et Les hommes et le féminisme: Faux amis, poseurs ou alliés?) sont, je pense, la première chose à lire pour un mec qui voudrait essayer de comprendre. Puisque c’est écrit par un mec qui a pris le temps de réfléchir au problème, il est sans doute assez bien placé pour en parler à d’autres mecs ;-)
Plus généralement, j’ai envie de dire que tout le monde a besoin de lire sur le sujet, réfléchir, se déconstruire, parce que tout le monde est le résultat d’un formatage social et plus on aura conscience de ce formatage, plus il sera simple de s’en détacher - même si le naturel revient souvent au galop et que c’est vraiment un travail de chaque instant. Les situations sont rarement binaires 15 et il ne s’agit pas de mettre d’office les femmes dans une case «bien» et les mecs dans une case «mal» (mâle). Il s’agit de réfléchir sur les biais de genre et le système de domination qu’est le patriarcat, afin de comprendre comment vivre ensemble autrement, en mettant d’autres valeurs en avant, qui ne soient pas basées sur la domination, la compétition, l’exploitation (de la nature, des femmes, des Autres) - et on en revient à notre sujet initial : la critique de la technique, et tout particulièrement de la technique telle que pensée par le système patriarcal.
Fin de la digression.
Pour une technocritique féministe
D’après Wikipédia.fr, technique vient de τέχνη / tékhnē, « métier, art, habileté manuelle ou intellectuelle ». Notons la distinction manuelle/intellectuelle, comme si la main définissait l’activité physique, et que cette dernière était à dissocier radicalement de l’activité cérébrale, «intellectuelle». La main humaine, celle qu’on serre pour saluer ou faire alliance, qui nous permet de tenir (manier !) une arme ou un pinceau (certain·es diront que les pinceaux, comme les stylos, peuvent aussi constituer des armes), avec son pouce opposable dont le premier porteur reconnu semble être le Kunpengopterus antipollicatus (espèce de reptiles volants de l’ordre des ptérosaures) et qui nous sert désormais essentiellement à faire défiler des vidéos ou des fils de réseaux sociaux sur un écran de smartphone : activité manuelle ou intellectuelle ? vous avez 4 heures.
Tout ou presque, dans l’activité humaine quotidienne, procède de la technique. De la pilule qu’on prend tous les mois à la fraise du dentiste, les chaussures et vêtements que l’on porte, les ustensiles et outils que l’on utilise pour manger, écrire, lire, communiquer, les bâtiments, les routes, les engins de locomotion… Tout est technique autour de nous16, et toutes ces techniques ont un impact sur le monde. Des pailles en plastique aux centrales nucléaires.
Mais qu’est-ce que le féminisme vient faire dans cette histoire ?
Je distinguerais trois points :
- Révisiter cette HIStoire17 pour y désinvisibiliser les femmes
- Montrer/étudier l’impact des techniques sur l’«autre» moitié de l’humanité
- Apporter un autre type de discours, une façon différente de voir les choses, en remettant en cause le discours dominant
En ce qui concerne le premier point, il y a de plus en plus de travaux sur le sujet, je conseille tout particulièrement les ouvrages d’Éliane Viennot et, en ce qui concerne l’histoire spécifique d’Internet et du numérique, les livres d’Emily Chang (Brotopia) et de Claire Evans (Broadband : The Untold Story of the Women Who Made the Internet).
En ce qui concerne le deuxième point, je renvoie à l’excellent Invisible Women de Caroline Criado Perez, dont j’ai assemblé quelques extraits par ici, pour comprendre à quel point les techniques ont été, et sont encore largement, pensées par et pour les hommes. Les femmes font généralement partie des premières laissées pour compte, ou des premières victimes de la technique et c’est bien l’une des raisons pour lesquelles elles s’intéressent au sujet ;-)
À noter que prendre en compte les femmes, et plus globalement, les êtres qui ne rentrent pas dans la catégorie «homme blanc valide d'1m75», se révèle très souvent bénéfique pour l’ensemble de la société, pas juste les principales concernées. Car en ne réfléchissant que d’un point de vue masculin (qui constitue encore pour beaucoup le «neutre») on loupe des «détails» importants pour le bien-être de toustes.
En ce qui concerne le troisième point, c’est l’objet principal de mes billets «techno-logies et féminisme» : comment parler de la technique d’un point de vue féministe, et qu’est-ce que le féminisme (non-essentialiste, intersectionnel, queer) peut apporter à la critique18 de la technique.
Prenons par exemple Brotopia. Ce livre permet de comprendre comment l’imagerie autour du «nerd» a été construite, comment il devenu normal de penser (car ce n’était pas du tout le cas à l’époque des programmatrices des années 45-50) que les personnes les plus douées pour l’informatique étaient des asociaux (au masculin) puis, à partir des années 80-90, de jeunes loups psychopathes ne recherchant véritablement qu’une chose : devenir prophètes milliardaires (les passages sur Thiel et la mafia Paypal sont passionnants).
C’est important parce que ce sont ces personnes qui portent une grande partie de la responsabilité de la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Si au lieu de promouvoir des profils libertariens on avait au contraire mis en avant le partage, les communs et l’intérêt collectif, on n’en serait très probablement pas là.
Mais, vous me direz, et le mouvement du Libre ?
Je ne m’étendrai pas sur ce point ici, mais ce mouvement a également ses prophètes «gourous», et ils sont tous barbus ce qui est déjà quelque peu mauvais signe.
Oui, je sais, c’est une pub Apple, Apple çay le mal et qu’est-ce que ça vient faire avec le féminisme et le logiciel libre ?
Eh bien c’est amusant, mais (janvier) 1984, c’est à la fois les débuts du projet GNU et le moment choisi pour diffuser (à l’occasion du Super Bowl) le spot publicitaire réalisé par Ridley Scott pour le lancement du premier Macintosh.
(Ce spot en soi est très caractéristique d’un certain point de vue : une seule meuf dans l’histoire, sportive mais très court habillée, le reste du «monde» étant composé de mecs. Et quant à 1984 et Georges Orwell, il y en aurait tellement à en dire que je vous renvoie à l’excellentissime Wifedom - Mrs Orwell’s invisible life d’Anna Funder : vous ne lirez plus jamais Orwell de la même façon.)
Encore plus «drôle» : 1984, c’est le moment à partir duquel le nombre de femmes diplômées en informatique commence à décroître aux US : de 40% en 1984 on passe à seulement 22% en 2016 si l’on en croit Emily Chang dans Brotopia.
Mais ceci n’est rien par rapport aux milieux libristes ! En 2008, cet article (qui est la traduction d’un article en anglais dont la page n’est malheureusement plus accessible) alerte :
Prenez 100 développeurs de logiciels, vous n’y trouverez que 28 femmes. Prenez maintenant 100 développeurs de logiciels libres, vous n’y trouverez alors plus que 2 femmes.
C’est tout de même frappant qu’un mouvement qui se veut respecteux et libérateur des utilisateurices ne comporte que si peu de personnes identifiées comme femmes en son sein. Comment espérer produire des logiciels pour toustes alors qu’ils sont essentiellement réfléchis, pensés, produits, par un type extrêmement particulier de personnes, pour lesquelles «nerd» est souvent un compliment, une étiquette que l’on revendique ?
Heureusement, depuis quelque temps, «on» a pris conscience du problème et le nombre de femmes dans le Libre a un peu augmenté. Mais cela reste clairement insuffisant.
J’en vois au fond de la salle qui commencent à râler que c’était un billet censé parler de technocritique et que pour l’instant, on est en plein dans des questions d’informatique sans même remettre en cause ce type de technique alors même que le numérique fait partie des techniques clairement pointées du doigt par pas mal de «technocritiques».
Certes. Mais il me paraît crucial de comprendre le système de pensée qui a fait que nous nous retrouvons dans la situation actuelle, pour justement éviter de reproduire les mêmes erreurs à l’avenir et, si possible, nous orienter vers une autre manière de faire de la technique, développer un autre type de techniques, plus respectueuses de notre environnement, des autres êtres et de nous-mêmes.
Technique et pharmakon
La notion de pharmakon a souvent été employée pour parler d’Internet et plus généralement, de la technique : à la fois poison, remède et bouc émissaire. C’est très pratique comme terme, on donne l’impression de tout comprendre en sortant un truc savant - nommer savamment les choses étant l’une des manières de leurrer sa pensée et celles des autres à peu de frais, du «c’est Kantien» au «c’est quantique».
Sauf qu’à bien y réfléchir ce n’est pas vraiment ça. L’objet, l’outil, serait simultanément poison et remède ; bouc émissaire, dans un éternel présent. Alors que c’est un processus qui s’inscrit dans le temps. Ce qui a pu constituer un outil d’organisation en 2010 lors du «printemps arabe» est devenu un outil de propagande réactionnaire à partir du moment où les dominants, comprenant l’importance des réseaux sociaux, en ont repris le contrôle (enfin, pas complètement, heureusement il reste la Fédiverse pour qui a la chance d’y avoir accès19). L’histoire de la technique et des femmes est riche de ce type d’exemples. La technique, d’un point de vue de dominé·e, c’est comme une course à l’armement (ou à la bidouille) : on essaie de profiter des nouveaux outils avant qu’ils ne soient définitivement accaparés et verrouillés par les dominants pour ne pouvoir être utilisés qu’à leurs propres fins. Ce sont dans les interstices laissés par le pouvoir qu’il est possible de résister, de développer d’autres façons de faire, de reprendre un peu la main et c’est au moment de l’apparition de nouvelles techniques ou par temps de crise que ces interstices sont les plus larges.20
On répétera également à l’envi qu’aucune technique n’est neutre 21 ou que la façon dont les techniques sont conçues influe beaucoup sur la manière dont on s’en sert. Comme le dit par exemple si bien SpiderAlex dans ce podcast, militer via des réseaux sociaux comme Twitter c’est un peu comme faire une manif dans un centre commercial : on peut en être viré·e à tout moment. Mieux vaut donc privilégier des outils qui ont été pensés pour ne justement pas dépendre des «centres commerciaux» que sont les GAFAM/BATX et consorts.
On pourrait aller plus loin en disant que toute technique numérique est essentiellement néfaste et qu’il faudrait donc revenir à un monde prénumérique (voire préindustriel). Certes. Mais attention aux points déjà soulevés plus haut.
Et surtout, je ne pense pas que ce soit là le cœur du problème.
Nous sommes toustes des cyberqueers
Donna Haraway le disait déjà dans son Cyborg manifesto : nous sommes toustes des cyborgs, au sens où les frontières entre machine/technique et animal/humain deviennent fluctuantes, mal définies (je suis femme «augmentée» par mes appendices numériques, une partie de mon cerveau se retrouve posé sur mon bureau, des écouteurs sans fil me relient à une autre partie du monde) ; mais j’aimerais développer ici cette affirmation sous un angle quelque peu différent, moins technobnubilé22, raison pour laquelle j’utiliserai plutôt le terme cyberqueer23.
Nous sommes toustes des cyberqueers, au sens où tout organisme vivant est fondamentalement cybernétique : nous ne sommes pas coupé·es de notre «environnement» mais agissons sur lui, réagissons à lui, sommes en «pilotage»24 permanent pour nous maintenir en vie ; le «nous» même est un concept flou : comment distinguer clairement ce qui fait partie de moi et ce qui fait partie de mon «environnement» ? L’intérieur n’est pas si facilement dissociable de l’extérieur. Je suis le lieu d’échanges incessants, mon intestin contient une foultitude d’organismes soi-disant étrangers mais qui me constituent néanmoins tout autant que le reste (je mourrais sans flore intestinale), je suis ruban de Möbius et bouteille de Klein, mon intérieur est extérieur et vice-versa… Je ne peux pas être pensée sans le reste, la frontière entre moi et non-moi est ténue, arbitraire, mouvante, théorique, inventée. Tout mon être est histoire, mémoire d’interactions passées, évolution permanente, absorption, digestion, respiration.
Et c’est ce qui nous distingue fondamentalement des machines non biologiques, aussi boostées à l’«IA» soient-elles. Nous, organismes vivants, sommes profondément reliés les uns aux autres. Nous ne sommes pas séparables.
La «science», tout particulièrement celle, moderne, occidentale, née avec les massacres de sorcières et le rejet ou l’accaparement de leurs savoirs pour mettre à leur place des médecins (hommes25) nous l’a trop longtemps fait oublier.
Avec l’avènement de la science moderne, les êtres vivants ont été pensés comme des machines pouvant être abstraites du «reste» (c’est le principe même de la méthode expérimentale : séparer pour mieux étudier). Des automates plus ou moins autonomes, contrôlables, gouvernables.
Avec l’avènement de l’informatique, c’est l’image du cerveau-ordinateur qui a commencé à s’imposer ; et avec elle, l’idée que notre «intelligence» pourrait être reproduite «artificiellement» - il y aurait ici aussi des tonnes de choses à dire sur le concept même de reproduction et le désir de créer des êtres sentients en dehors, en dépit du corps des femmes26 - alors même que s’il y a quelque chose qui distingue la machine (artificielle) du vivant, c’est précisément le fait qu’elle ne peut fonctionner que protégée de l’«extérieur» (les grains de sable dans l’engrenage), que tout échange non contrôlé entre ce qui la constitue et ce qui ne la constitue pas est cause de dysfonctionnement, que la frontière est nette entre ce qui est elle et ce qui ne l’est pas.27
Nous voici au cœur du problème.
Le système patriarcal a rendu «naturelle» une domination
- d’une certaine catégorie d’humains (les hommes™) sur une autre catégorie d’humains (les femmes™ aka les non-hommes™) ;
- des hommes (au sens d’humain ? la belle blague) sur une «nature» (terres, plantes, animaux, non-occidentaux, femmes) considérée comme «autre», «extérieure», donc librement exploitable, esclavagisable, transformable, violable, torturable (comme le corps des femmes28).
Il a imposé comme «normal» le fait de pouvoir prendre, toujours plus, sans rien redonner en échange.
À envisager les relations uniquement sous le sceau de la domination et de la loi du plus fort, on a oublié que rien dans le monde naturel (à opposer au type de monde artificiel dans lequel certains aimeraient bien nous enfermer) n’est unidirectionnel, qu’il n’existe pas d’action sans réaction, que tout est rétroaction.
Et c’est précisément cette rétroaction que nous sommes en train de nous prendre en pleine gueule.
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Même I que dans CIA : Intelligence dans le sens de renseignement, surveillance ; quant au terme «artificiel», il est encore largement surfait comme l’exposent parfaitement les travaux d’Antonio Casilli et comme le démontre à nouveau la dernière affaire en date. ↩︎
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Au sens où il questionne la binarisation/classification des êtres en fonction de leur sexe/genre. ↩︎
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Je me suis retrouvée à la pause midi d’une conférence technocritique à discuter avec des personnes qui soutenaient sans rire que trans et transhumanistes c’était grosso modo le même combat et que le gros danger c’était le lobby trans (sur le mode : iels sont partout). Le fait que les transhumanistes sont très majoritairement des mecs cis (blancs, csp+++) n’avait pas l’air de les troubler dans leur raisonnement. Cela m’a rappelé la fois où j’ai tenté de débattre avec un platiste : même impression de déni total de la réalité. J’ai quitté la partie lorsqu’on m’a affirmé sans sourciller que la pilule contraceptive pouvait être classée dans les techniques transhumanistes - à proscrire, donc. ↩︎
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Pourquoi la GPA ? Parce que c’est une des questions qui divisent le plus les communautés, il s’agit donc d’un excellent moyen pour commencer l’attaque des personnes supposément susceptibles d’y avoir recours : trans, homosexuel·les… ↩︎
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«Nature» oblige, il s’agirait toutefois de ne pas trop remettre en question la différence des sexes/genres… La démasculinisation de l’écriture peut également constituer un excellent test pour déterminer où l’on met les pieds. ↩︎
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J’emploie ici le symbole ™ pour indiquer qu’il s’agit d’une répartition artificielle des êtres par la société en deux cases/catégories que certain·es souhaiteraient aussi distinctes et hermétiquement séparées l’une de l’autre que possible. ↩︎
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De la même façon, n’en déplaise à Wikipédia.fr où des travaux comme ceux de Heide Göttner-Abendroth (dont je conseille le passionnant Matriarchal Societies: Studies on Indigenous Cultures Across the Globe) sont qualifiés de «Théories marginales» (ce qui n’est par ailleurs nullement surprenant de la part de Wikipédia.fr) le matriarcat n’est pas un patriarcat où les rôles des meufs et des mecs seraient juste échangés. Ou alors, si c’était cela, il n’y aurait strictement aucun intérêt à vouloir l’implémenter (sauf pour des meufs dont le seul but serait de prendre la place des dominant·es). ↩︎
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C’est ainsi qu’un type comme François Bégaudeau peut se prétendre «marxiste libertaire» et « affilié à gauche de la gauche » tout en ne voyant pas le problème à diffamer sexuellement une nana sur un forum en ligne. ↩︎
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Rappelons que même en ce qui concerne le sexe, il est impossible de départager les êtres de façon strictement binaire - ni par les chromosomes, ni par les organes sexuels, encore moins par leurs hormones ou les caractéristiques de leurs cerveaux (et ce n’est vraiment pas faute d’avoir essayé !). Pour plus de détails à ce sujet, je vous renvoie aux travaux d’Anne Fausto Sterling. ↩︎
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J’aime raconter cette anecdote où, prenant un verre avec des potes dans un bar dans la périphérie sud-parisienne, le serveur (patron ?) me lance, interloqué par mon choix (pourtant assez classique), que «oh là là cette bière, ce n’est pas une bière de femme». Je vous laisse imaginer la tête du bonhomme (et celles des potes mort·es de rire) lorsque je lui ai demandé ce que c’était, pour lui, une femme, en ajoutant que je ne voyais pas en quoi le fait que je disposais ou non d’un vagin pouvait influer sur mon choix de bière. Le pauvre a tenté de se rattraper en disant que lui non plus, il n’en buvait pas de cette bière parce qu’elle était trop forte pour lui, ce qui m’a permis de conclure triomphalement «ah bah donc, vous n’êtes pas un homme ?» 😎 ↩︎
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Cela reste évidemment à articuler avec les autres types de catégorisation (classe sociale, race…), une femme blanche de classe sociale supérieure étant certainement beaucoup plus privilégiée que ses collègues noires et/ou de classe sociale inférieure. Ou connaître des types différents de domination : certaines pourront être poussées à procréer (et interdites d’avorter) alors qu’on stérilisera de force les autres. Lire à ce propos l’excellent Women, Race and Class d’Angela Davis. ↩︎
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Les réunions non mixtes de personnes de couleur font l’objet du même type d’attaques de la part des personnes qui se sentent «discriminées» (les blanches) avec le même type de ressort : les personnes les plus favorisées s’insurgent du fait que les moins favorisées puissent souhaiter s’organiser sans elles, en dehors de leur contrôle. ↩︎
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Lire par exemple l’excellente interview de Spider Alex sur Panthère Première. ↩︎
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Si vous ne connaissez pas, je vous invite à vous renseigner sur le mouvement appéliste et ses effets entre autres à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (NDDL), et encore plus récemment, avec les Soulèvements de la Terre. Ce site (en référence au site et journal Lundi Matin) est très bien fait. On s’étonnera alors peu que des articles comme celui-ci, qui cite PMO, groupe technocritique ouvertement anti-trans (voir tout particulièrement ce texte), soit publié sur Lundi Matin. Je me suis tout de même permis de leur poser la question sur Mastodon, sans réponse à ce jour. La boucle est bouclée, comme on dit. ↩︎
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J’ai moi-même été plutôt formatée «mec», je prends facilement la parole et ai tendance à la ramener un peu trop souvent, ce qui me pose un problème assez particulier : dois-je continuer à m’affirmer car on a besoin de plus de femmes visibles, ou dois-je soigner cette tendance que j’ai à me mettre en avant ? Sans doute un peu des deux, en fonction des situations ! ↩︎
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Comme un célèbre pénible s’amusait à le faire remarquer pour pousser ses propres pions (néolibéraux), le moindre objet que l’on utilise de nos jours est le résultat d’une intrication complexe de techniques : plus personne ne maîtrise d’un bout à l’autre le processus de fabrication ne serait-ce que d’un simple crayon à papier. ↩︎
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En référence au «jeu de mots» anglais history/herstory. ↩︎
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«Critique» dans l’acception d’examen raisonné et objectif qui s’attache à relever les qualités et les défauts […] et donne lieu à un jugement de valeur positif ou négatif : il ne s’agit donc pas forcément de critique purement négative. ↩︎
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Hélas, dans de nombreux pays, le prix pour avoir accès à Internet dans sa globalité est tel que les personnes n’ont souvent qu’un accès partiel, par exemple celui fourni «gratuitement» par Facebook/Meta. Voir aussi cet article (en anglais). ↩︎
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En ce qui concerne les femmes dans les pays occidentaux, on pourra par exemple citer le développement du télégraphe qui a employé à ses débuts beaucoup de femmes et leur a permis d’acquérir ainsi une certaine autonomie financière, idem avec les «demoiselles du téléphone» ; les guerres mondiales où, les hommes étant au front, ce sont les femmes qui ont dû occuper leurs métiers (et vérifier à cette occasion qu’elles en étaient tout à fait capables) ; tout particulièrement la seconde guerre mondiale a permis à certaines femmes de démontrer leurs talents dans des domaines «techniques» (Hedi Lamarr, Grace Hopper, les ENIAC girls…). ↩︎
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Voir par exemple cette page. Il y aurait beaucoup à dire sur ce texte et j’en ferai peut-être un article à part, je me contenterai ici de dire qu’il s’agit d’une vision très patriarcale de la technique (cette affirmation «la fin de la technique est le pouvoir» est en soi caractéristique) et que c’est précisément cette vision qu’il s’agit de déconstruire. Je crois profondément qu’il peut exister, qu’il existe, une technique qui ne soit pas recherche de pouvoir mais recherche de vivre ensemble. Le panier de Le Guin fait partie de cette technique-là. Ce qui ne veut évidemment pas dire que la technique est neutre, mais qu’on peut changer sa fin. ↩︎
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Oui, j’aime bien inventer de nouveaux mots :-) ↩︎
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Ceci est une private joke. ↩︎
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κυβερνητική - kubernêtikê - signifie «pilotage de navire» ↩︎
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Au point qu’on ne sait plus dire «médecin femme» de nos jours autrement qu’en deux mots, alors qu’existait médecienne au Moyen-Âge… ↩︎
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Je remets ici cette citation de Le Guin (dans The Carrier Bag Theory of Fiction) car je la kiffe trop :
Where is that wonderful, big, long, hard thing, a bone, I believe, that the Ape Man first bashed somebody with in the movie and then, grunting with ecstasy at having achieved the first proper murder, flung up into the sky, and whirling there it became a space ship thrusting its way into the cosmos to fertilize it and produce at the end of the movie a lovely fetus, a boy of course, drifting around the Milky Way without (oddly enough) any womb, any matrix at all?
-
L’intelligence artificielle est difficilement envisageable actuellement en dehors d’un environnement parfaitement contrôlé. D’où l’idée d’implants, d’hybridation vivant-machine, de cyborgs : plutôt que de remplacer on augmente (ou on diminue, selon le point de vue).
On continue pourtant de rêver de machines auto-reproductibles, auto-réparables, autonomes. De reproduire (voir la remarque plus haut) le vivant, mais un vivant qu’on pourrait, saurait, contrôler.
Devenir Dieu. L’un des grands rêves de l’homme patriarcal. ↩︎ -
Voir à ce sujet The death of nature: women, ecology, and the scientific revolution de Carolyn Merchant où l’on peut trouver cette citation de Francis Bacon, évoquant la torture comme méthode d’interrogation de la nature comme des femmes (sorcières) :
a useful light may be gained, not only for a true judgment of the offenses of persons charged with such practices, but likewise for the further disclosing of the secrets of nature. Neither ought a man to make scruple of entering and penetrating into these holes and corners, when the inquisition of truth is his whole object
Voir aussi ce que Merchant dit dans “The Violence of Impediments”: Francis Bacon and the Origins of Experimentation :
I did not claim “that Francis Bacon advocated that nature should be ‘tortured’ or ‘put on the rack’” in order to reveal her secrets. I did use the term “torture” in my chapter on Bacon. I stated that Bacon’s imagery “treats nature as a female to be tortured through mechanical inventions” and “strongly suggests the interrogations of the witch trials and the mechanical devices used to torture witches”. I stated that “the interrogation of witches as symbol for the interrogation of nature, the courtroom as model for its inquisition, and torture through mechanical devices as a tool for the subjugation of disorder were fundamental to the scientific method as power”.
Publié le 11/04/2024
Dernière édition le 11/04/2024