The Invention of Women

Autrice : Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí
Date de parution (première édition) : 1997

La langue est un vecteur crucial pour exprimer notre ressenti et notre vision du monde. L’adjectif qui me vient pour exprimer ce que j’ai ressenti en lisant ce livre est mind blowing. Je n’ai pas l’équivalent en français pour décrire ça, les traductions ne rendent jamais parfaitement le sens original, l’impression originale - et c’est bien pour ça que j’ai toujours préféré lire en VO quand cela m’était possible.

Il est beaucoup question de traduction dans ce bouquin. Et de comment le genre s’est immiscé dans une langue auparavant sans genre (la hiérarchisation/distinction s’effectuant selon l’âge des personnes, pas de leur sexe) suite à la colonisation et l’occidentalisation des esprits : lorsque le must de l’éducation est d’aller faire ses études en angleterre, que les élites sont bilingues yoruba-anglais et formatées à l’occidentale, que les ouvrages qu’elles lisent sont ceux d’occidentaux mâles également formatés depuis leur plus jeune âge par un mode de pensée patriarcal, colonial, quelles peuvent bien être les conséquences sur leur langue d’origine : le yoruba ?

L’autrice raconte par exemple le ‘‘problème’’ que ça a posé aux historiens (le masculin ici n’est pas marque de neutre) lorsqu’il s’est agi de genrer (car il fallait genrer !) les grandes personnalités de l’histoire du peuple Yoruba (déjà, rien que le fait de vouloir mettre en avant des personnalités··· bref) : ils ont ainsi décidé de désigner les chef·fes par le mot kings (alors que cela pouvait être aussi bien des personnes de sexe masculin ou féminin), considérant évidemment toute king de sexe féminin comme une exception à la règle qui ne pouvait qu’être masculine.

Plus généralement, les termes pour désigner les personnes (enfants, adultes) et leur fonctions (hiérarchie dans la société ou le clan) sont non genrés en yoruba - ce qui pose de grosses ‘‘difficultés’’ de traduction pour les occidentaux, qui choisissent en général le masculin générique pour résoudre le ‘‘problème’’. On a le même type de souci avec les traducteurs automatiques de nos jours - normal, ils ont été codés par le même genre (ha, ha) de personnes.

Mais au-delà de la langue, et de la réécriture de l’histoire yoruba selon un point de vue masculin, occidental, colonial, il y a eu aussi la transformation forcée d’une société qui ne fonctionnait pas selon les principes occidentaux. Les personnes de sexe féminin ont été écartées et mises dans un même sac étiqueté ``femme’’. On a imposé des parcours scolaires différenciés suivant le sexe (et on ne parle même pas dudit contenu scolaire, aux références quasi essentiellement masculines). Considéré le travail des femmes (pourtant rémunéré) comme du non-travail. Mis en avant les hommes auxquels on a transféré le pouvoir (enfin, un certain pouvoir, hein, il s’agissait tout de même de personnes non blanches, faut pas déconner non plus).
Instauré la propriété privée. Oui parce qu’avant, les terres n’appartenaient pas aux individus, il s’agissait de propriétés collectives. En les privatisant - et en les donnant aux hommes, forcément , on a achevé de rendre effective la dépendance des personnes de sexe féminin.

C’est de cela dont parle le livre. Comment les colons anglais ont imposé le genre à un peuple qui vivait très bien auparavant sans ce concept. Et c’est cela qui est particulièrement explosif pour l’esprit : comprendre que c’est tout à fait possible de vivre sans genre, qu’il n’y a pas que dans les livres de science-fiction et dans les utopies que l’on peut s’abstraire du genre, que ça a existé, que ça existait il y a encore deux siècles, avant que les colons n’imposent leur vision patriarcale du monde.

Attention, cela ne veut pas dire que les yoruba n’étaient pas au fait des différences de sexe, juste que ça n’était pas forcément très important. Faire des enfants, se marier pour cela, était très important. Mais les enfants étaient gérés par la communauté plus que par les parents, les personnes de sexe féminin travaillaient à l’extérieur, au marché, parfois très loin et le fait qu’elles portent des armes ou exercent telle ou telle activité était plus dû à leur clan et ancienneté dans le clan qu’à leur sexe.

Savoir si l’on est plus ancienne ou moins ancienne que la personne en face était beaucoup plus important que de connaître le sexe de la personne. Il était beaucoup plus important de savoir qui avait précédé qui (naissance, arrivée par mariage) dans le groupe.

L’autrice tape également pas mal sur les féministes occidentales qui contribuent à disséminer le genre dans des cultures où ce concept n’existe pas encore, en assimilant les personnes de sexe féminin à leur genre occidental : à des femmes™. Elle critique ainsi un certain nombre d’écrits féministes (tout en pointant également les côtés intéressants et positifs) en indiquant ce qui ne va pas (point de vue occidental, formaté partiarcat, façon biaisée d’aborder/décrire/présenter les personnes de sexe féminin par rapport à leurs collègues masculins…).

Ci-dessous, une petite compilation pour préciser tout ça et vous donner l’envie, je l’espère, de lire l’ouvrage en son entier !

Extraits

it is obvious that if one wanted to apply this Western “bio-logic” to the Yoruba social world i.e., use biology as an ideology for organizing that social world, one would have first to invent the category “woman” in Yoruba discourse.

the body was (and still is) very corporeal in Yoruba com- munities. But, prior to the infusion of Western notions into Yoruba culture, the body was not the basis of social roles, inclusions, or ex- clusions; it was not the foundation of social thought and identity.

the role and impact of the West are of utmost importance, not only because most African societies came under European rule by the end of the nineteenth century but also because of the continued dominance of the West in the production of knowledge.

in Western societies, physical bodies are always social bodies.

precolonial Yoruba cultural logic did not use the human body as the basis for social ranking […] The ranking of individuals depended first and foremost on seniority, which was usually defined by relative age […] social positions of people shifted constantly in relation to those with whom they were interacting; consequently, social identity was relational and was not essentialized

scholars themselves are not merely recorders or observers in the research process; they are also participants […] Merely by analyzing a particular society with gender constructs, scholars create gender categories. To put this another way: by writing about any society through a gendered perspective, scholars necessarily write gender into that society. Gender, like beauty, is often in the eye of the beholder.

those in positions of power find it imperative to establish their superior biology as a way of affirming their privilege and dominance over “Others.” Those who are different are seen as genetically inferior, and this, in turn, is used to account for their disadvantaged social positions. The notion of society that emerges from this conception is that society is constituted by bodies and as bodies - male bodies, female bodies, Jewish bodies, Aryan bodies, black bodies, white bodies, rich bodies, poor bodies. […] The body is given a logic of its own. It is believed that just by looking at it one can tell a person’s beliefs and social position or lack thereof.

The reason that the body has so much presence in the West is that the world is primarily perceived by sight. 7 The differentiation of human bodies in terms of sex, skin color, and cranium size is a testament to the powers attributed to “seeing.” The gaze is an invitation to differentiate.

Ironically, even as the body remained at the center of both sociopolitical categories and discourse, many thinkers denied its existence for certain categories of people, most notably themselves. “Bodylessness” has been a precondition of rational thought. Women, primitives, Jews, Africans, the poor, and all those who qualified for the label “different” in varying historical epochs have been considered to be the embodied, dominated therefore by instinct and affect, reason being beyond them. They are the Other, and the Other is a body.

in European thought, despite the fact that society was seen to be inhabited by bodies, only women were perceived to be embodied; men had no bodies - they were walking minds.

since in Western constructions, physical bodies are always social bodies, there is really no distinction between sex and gender. In Yoruba society, in contrast, social relations derive their legitimacy from social facts, not from biology. The bare biological facts of pregnancy and parturition count only in regard to procreation, where they must.

[··· To be continued···]



Publié le 04/07/2024
Dernière édition le 04/07/2024