Librisme, luddisme, féminisme (et l'IA, dans tout ça ?)
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Révolution industrielle, révolution numérique, même(s) combat(s) ?
Les débuts de la Toile
Au départ, le web, la Toile, ce sont des ordinateurs qui s’interconnectent et au départ, les ordinateurs, la toute première conception qu’on a pu en avoir, a été inspirée des métiers à tisser.
À gauche, le métier à tisser de Jacquard, dont l’une des spécificités est l’utilisation de cartes perforées. Les cartes perforées ont fait leur apparition au XVIIIe siècle, elle font partie des premiers systèmes de mémoire de grande capacité, non volatile et qui peut être lue et écrite - l’équivalent de nos disques durs, SSD ou mémoires flash actuelles. Avec une capacité mémoire bien plus réduite, bien sûr.
C’est de ce métier à tisser avec ses cartes perforées, qui date de 1801, dont Charles Babbage s’est inspiré pour imaginer sa Machine Analytique dans les années 1840 (il n’en a produit que des parties de mécanismes dont vous pouvez voir une photo à droite de la slide - la machine elle-même aurait sans doute occupé à peu près le même espace qu’une locomotive).
C’est cette machine, qui n’a jamais été complètement construite, que l’on considère comme l’ancêtre de l’ordinateur et qui est parvenue à la postérité tout particulièrement grâce au travail remarquable d’Ada Lovelace.
Ada, passionnée par les travaux de Babbage, a commencé par produire une traduction améliorée d’un article qui faisait la description détaillée de la machine Analytique ; il avait été écrit en français par un jeune mathématicien italien, Menabrea (à l’époque, l’Italie accueillait les travaux de Babbage avec beaucoup plus d’intérêt que l’Angleterre, raison pour laquelle Babbage était allé présenté sa machine là-bas dans l’espoir que la publicité obtenue éveille l’intérêt de ses compatriotes).
Il a donc été ravi - et pour le moins impressionné - par ce travail de traduction d’Ada et il l’a poussée à rédiger des notes pour compléter l’ensemble.
C’est dans la dernière note, la note G, qu’Ada a écrit ce que l’on considère comme le tout premier vrai programme informatique.
Sur une machine qui n’existait, donc, même pas.
C’est pour cela qu’Ada est reconnue, parce que c’était la première. C’est ce genre de choses qu’on met en avant. Ce qu’elle dit de passionnant ailleurs que dans la fameuse note G est beaucoup plus rarement mis en avant.1
Je vous ai mis ici une citation d’Ada provenant de la note A, où les liens entre machine analytique et métier à tisser apparaissent clairement : la Machine Analytique tisse des motifs algébriques comme le métier à tisser de Jacquard tisse des fleurs et des feuilles.
En dessous, une citation d’une chercheuse en 2024 qui rappelle que “les premières formes de mémoires informatiques furent tissées à la main”. Elle fait référence aux core memories qui furent la forme dominante de mémoire vive des ordinateurs de 1955 à 1975 et dont il fallait littéralement tisser les fils à la main.
Cette chercheuse a écrit un très chouette article le mois dernier que je conseille à tous les informaticiens qui ne comprennent pas ce que le féminisme peut apporter en recherche informatique (ou plus généralement en recherche scientifique).
Si je vous mets ces citations, c’est aussi pour souligner le pouvoir des mots et des associations d’idées ; on n’évoque pas le même type de monde en parlant de métier à tisser ou d’engrenage ; en pensant les membres d’une organisation comme de simples rouages, ou comme des fils constituant un réseau.
Ça me fait penser à un conseil qu’on m’a donné : fais un résumé de ta conf en un seul paragraphe. Ça te permet de vérifier si les principales idées sont clairement définies et si elles s’enchaînent bien entre elles.
S’enchaînent.
Et si je n’avais pas envie que mes idées s’enchaînent, si j’avais plutôt envie de tisser plusieurs fils à la fois ?
Les machines que je vous ai montrées sont le fruit de ce que l’on a appelé la révolution industrielle : vers 1775-79, ce sont d’abord les spinning mules (mule à filer), trop encombrantes pour être utilisées chez soi, qui déplacent le travail vers les manufactures ; en 1785, c’est le métier à tisser mécanique entraîné par une machine à vapeur ; la machine à vapeur de James Watt a elle été conçue en 1769 ; avec la vapeur, ce sont aussi les premières locomotives qui voient le jour ; peu à peu se tisse la toile des voies ferrées et, parallèlement, celle du télégraphe électrique (inventé dans les années 1840, à peu près au même moment où Ada écrit le premier programme informatique).
Le télégraphe permet de sécuriser les voyages en train et d’assurer la fluidité du trafic - c’est l’invention du télégraphe qui est à l’origine du véritable boom ferroviaire des années 1840.
C’est également le télégraphe qui a permis la synchronisation des horloges, et avec elle l’uniformisation du temps à l’échelle d’un pays.
À gauche, la carte des câbles sous-marins du télégraphe en 1901 et à droite, celle des câbles Internet en 2024. On constate qu’il s’agit bien de la même toile, elle s’est juste un peu étendue.
Briser les machines vs (re)prendre le pouvoir dessus
Cette révolution industrielle ne s’est pas faite sans heurts. On va parler ici essentiellement des tisserands, mais bien sûr il y a eu des révoltes dans d’autres corps de métier, en particulier la paysannerie, lorsque les travailleureuses ont été confronté·es aux premières moissonneuses mécaniques. Et c’était parfois les mêmes personnes d’ailleurs : une femme de l’époque pouvait très bien travailler aux champs l’été et tisser l’hiver.
Le terme luddite provient de Ned Ludd, ouvrier légendaire qui aurait été le chef (général Ludd) ayant organisé la logistique des insurrections luddites dans les années 1810.
On connaît les luddites sous le surnom de briseurs de machines, comme leurs collègues les Canuts de Lyon deux décennies plus tard. On les associe souvent à une image de réactionnaires anti-progrès, de véritables amishes comme diraient certains pénibles.
Alors qu’en fait, non.
Les luddites étaient principalement des artisans tisserands qui ne se sont pas révoltés contre les machines elles-mêmes, mais contre la perte de leurs privilèges.
Les artisans ont vu leur niveau et leur qualité de vie se détériorer radicalement en quelques dizaines années, étant mis en concurrence avec des machines qui pouvaient être opérées par des populations non qualifiées : des enfants orphelins - et des femmes.
La révolte a eu lieu relativement tard, en 1811, les premières machines étaient arrivées depuis un bon bout de temps. Ce n’est que lorsque la situation s’est avérée vraiment désespérée que les gens ont eu recours à la violence en brisant les machines. Et encore, ce n’était pas vraiment de la violence, ils ne s’attaquaient qu’aux machines, alors qu’en face on n’hésitait pas tuer.
Ce n’est que sur la fin qu’ils ont fini par tuer eux aussi. Avant d’être laminés par les forces déployées en face.
Le monopole de la violence par l’État ou les puissants ne date pas d’hier.
Avant de briser les machines, ils avaient tenté pas mal d’autres voies, en proposant des réglementations qui n’ont malheureusement pas été acceptées dû au lobbying des premiers industriels. Ceux-ci ont littéralement forcé le changement, ceux de leurs collègues qui n’achetaient pas de machines se retrouvaient en faillite, le tout sur fond de guerres napoléoniennes et de ruine de l’État : il fallait se développer coûte que coûte, concurrencer les pays voisins, être compétitif !
C’est aux luddites que Byron (poète pas encore superstar à l’époque mais en voie de l’être, futur géniteur d’Ada Lovelace) consacrera son premier discours à la chambre des Lords, en 1812. Il s’agissait de débattre sur le Frame Breaking Act, prévoyant que le sabotage de machines soit passible - de la peine de mort.
On retrouve, toutes proportions gardées, ces deux types de voies : bris de machines et actions légalistes dans les années 1980, face à l’arrivée de la seconde grande révolution de l’ère capitaliste, la révolution numérique.
À gauche, le CLODO, le Comité Liquidant ou Détournant les Ordinateurs, mouvement néo-luddite du début des années 80, on n’a jamais su qui c’était et pourtant iels ont commis des actions particulièrement frappantes du côté de… Toulouse ; si vous ne connaissez pas du tout, il y a une page Wikipédia à leur sujet, et également un super documentaire (Machines in Flames) qui date de 2022.
Le but du groupe était la destruction de moyens informatiques qu’il considérait comme des instruments de répression et de contrôle.
Eh oui, il y a quelques amishes qui avaient déjà compris ça dans les années 80.
À noter, à propos des amishes : ce ne sont pas des gens anti-technique, il veulent juste contrôler quelles techniques iels utilisent. Certains acceptent, d’autres rejettent le téléphone ou Internet, par exemple.
Et concernant le CLODO, comme pour les luddites, leurs destructions étaient extrêmement ciblées et visaient essentiellement des machines qu’iels estimaient critiques en termes de répression ou de contrôle.
À droite, les libristes. Plutôt des légalistes dans l’ensemble. Le projet GNU naît vers 1984-85, en même temps que le premier Macintosh. L’idée était non pas de briser, mais de reprendre le contrôle des machines, en l’occurrence des ordinateurs. Ça a commencé par une imprimante qui ne fonctionnait pas comme Monsieur Stallmann aurait voulu qu’elle fonctionne. Spoiler : les imprimantes 2D ne fonctionnent toujours pas comme on voudrait qu’elles fonctionnent.
Ce qui était au départ un problème d’informaticiens blancs barbus universitaires est devenu en deux décennies un problème commun, un problème mondial.
Comme autrefois la révolution industrielle, la révolution numérique est en train de restructurer en profondeur la société.
Où sont les femmes ?
C’est censément une image de Ned Ludd. En habit de femme, comme c’est étrange. Je vous avoue que je n’ai pas réussi à comprendre exactement pourquoi, et pourtant, j’ai lu tout un ouvrage absolument passionnant sur les luddites.2
Ce qui est clair, c’est que les femmes ont été impactées bien avant les hommes, dans cette histoire. Les populations fragilisées, dominées, sont toujours impactées avant les autres.
Les hommes ne se sont pas révoltés quand les femmes ont perdu leur taf suite à l’arrivée des premières machines, trop lourdes et trop grosses pour être opérées à la maison.
Ils ne se sont révoltés que plus tard, lorsqu’eux-même ont perdu leur taf - et que leurs jobs ont été donnés à des populations plus précarisées - dont des femmes.
Lorsqu’il y a eu les famines, ce sont les femmes qui sont mortes en plus grand nombre. Je me souviens d’un passage qui m’a frappée, dans le livre sur les luddites, ça parlait d’un gars qui n’avait pas réussi à trouver du travail depuis un mois et était devenu si pauvre qu’il ne pouvait plus acheter de pain. Sa femme, une pauvre et délicate créature, était morte de faim. Et je me suis dit : mais pourquoi elle est morte et pas lui ? Pourquoi lui il est à causer de ça avec son pote ? Eh bien parce qu’il était normal, à l’époque, pour une femme de se priver, de manger après ses gosses et son mari.
Alors forcément, elles étaient un peu faiblardes, les nanas, en cas de disette.
Et pourtant, elles aussi elles se sont révoltées. Mais dans les révoltes, les femmes, on les mentionne rarement. Ça fait toujours un peu peur, les révoltes de femmes. Il y en a qui ont fait quelque bruit, comme la marche des femmes sur Versailles. Mais on n’en parle que lorsqu’il s’agit de révoltes où la proportion de femmes est vraiment imposante - sinon, le neutre étant le masculin, on les noie dans la masse.
J’aime donc imaginer qu’il y en avait pas mal, des meufs, parmi les luddites. Et pas seulement pour la baston (c’est prouvé, il y en avait, puisque certaines ont été tuées) mais aussi et surtout pour la logistique. La résistance à l’arrière du front. Parce que, les luddites, il fallait bien qu’ils bouffent et qu’on les soigne, qu’on les protège voire qu’on les cache, lorsqu’ils revenaient blessés. Note en passant : il y a eu extrêmement peu de dénonciations, tout le monde se serrait les coudes. Merci aux meufs.
Alors parlons des femmes. Ça va vous paraître une digression un peu bizarre, mais ce fil-là est important également. Je vous présente, à gauche, Mary Wollstonecraft, mère de Mary Shelley3 (Mary Shelley l’autrice de Frankenstein, dont on reparlera bientôt), et à droite, Anne Isabella Millbanke, femme de Byron et mère d’Ada Lovelace. Le laps de temps occupé par leurs vies mises bout à bout correspond en gros au boom de la révolution industrielle en Angleterre. À contempler leurs portraits, on voit tout de suite qu’elles n’étaient pas issues de la même classe sociale.
À gauche donc, Mary Wollstonecraft. Née en 1759, elle a vécu les débuts de la révolution industrielle. Parmi les premières féministes, elle a œuvré pour l’éducation des filles et a vécu de sa plume ce qui était extrêmement rare à l’époque pour une femme.
Elle devient célèbre avec sa Défense des droits des hommes, écrite en 1790, en réponse à une critique de la Révolution Française.
Cette défense a été au début publiée anonymement, on ne savait donc pas que cela avait été écrit par une femme. Ce n’est que plus tard, quand on l’apprit, que les critiques commencèrent à pleuvoir : de quel droit une femme s’occupait-elle des droits des hommes ?
Alors, deux ans plus tard, elle écrit une Défense des droits de la femme.
Peu après, en 1793, elle se rend en France. Elle y fréquente, entre autres, Condorcet (qui la recrute pour aider la Convention Nationale à rédiger un plan pour l’éducation des femmes).
Tombée amoureuse d’un connard, elle donne naissance à une première fille ; elle accouche debout, sans assistance médicale, s’étant renseignée sur les techniques pour que cela se passe le mieux possible.
En 1794 elle publie une histoire de la Révolution Française puis, pour rendre service à son connard, se rend seule avec sa toute petite fille en Suède, en Norvège et au Danemark d’où elle écrit 25 lettres ; publiées en 1796, elles exerceront une influence certaine sur les poètes romantiques.
Rentrée à Londres en 1795, elle tente d’abord de se suicider à cause de son connard, puis reprend ses activités littéraires et se lie à William Godwin dont dont elle finit par tomber enceinte ce qui les pousse à se marier (ils étaient tous deux contre le mariage au départ) ; elle meurt dix jours après avoir enfanté, le 10 septembre 1797, à cause d’un médecin qui ne s’était pas lavé les mains.
Aussitôt après sa mort, devinez quoi, Godwin, alors qu’il ne la connaissait vraiment que depuis assez peu de temps, s’empresse de publier une biographie s’attardant énormément sur les aventures amoureuses de Mary. Beaucoup moins sur son œuvre littéraire et philosophique.
Cette biographie sonnera le glas de la réputation de Mary et conduira à son oubli rapide, sauf au sein d’un petit cercle dont fera partie sa fille.
Mary Godwin, bientôt Shelley, n’aura de cesse, toute sa vie, de lire et relire l’œuvre de sa mère, et cette œuvre a également beaucoup influencé son compagnon puis mari, le poète romantique Percy Bysshe Shelley .
Godwin, lui, après avoir (apparemment sans penser à mal) détruit la réputation de sa femme, a rejeté sa fille lorsque celle-ci a choisi de vivre, au départ hors mariage, avec son poète Percy Bysshe.
Ce qui n’a pas empêché Godwin de continuer à quémander régulièrement de l’argent à Percy Bysshe.
Et ça se prétend anarchiste.
A contrario, Mary Shelley, lorsque son mari de poète mourra en 1822, consacrera le restant de sa vie à soigner sa réputation et promouvoir son œuvre.
À droite, Anne Isabella Millbanke, née en 1792 soit 5 ans avant la naissance de Mary Shelley - et la mort de sa mère.
Comme Mary Wollstonecraft, elle s’est beaucoup intéressée à l’éducation ; devenue extrêmement riche suite à un héritage (Byron s’était d’ailleurs marié à elle en grande partie pour des raisons d’argent), elle a fondé plusieurs écoles. Elle a également beaucoup investi dans des projets innovants comme le chemin de fer ou le télégraphe - même si pas dans la machine de Babbage, malgré l’enthousiasme de sa fille.
Comme Mary Shelley, Anne Isabella a consacré une bonne partie de sa vie à préserver la réputation et l’œuvre de son poète de mari. Mais comme Mary Wollstonecraft, quand elle est morte, on s’est empressé de ternir sa réputation. De la dépeindre comme la mégère jalouse qui aurait obligé Byron à s’exiler. Byron en est ressorti blanc comme neige, un vrai saint nitouche.
Sans Anne Isabella Millbanke, il n’y aurait pas eu d’Ada. C’est elle qui a fait son éducation, a éveillé son intérêt pour les mathématiques (elle était elle-même férue de mathématiques, Byron l’appelait sa “princesse des parallèlogrammes”). C’est elle qui a veillé à assurer à Ada des tutrices et tuteurs de premier plan.
Ada n’a en fait jamais connu son père - sa mère ayant dit bye bye à Byron peu après sa naissance.
Mais quand on parle d’Ada, la seule chose qu’on précise en général, en dehors du fait qu’elle a écrit le tout premier programme informatique, c’est qu’il s’agit de la fille de Byron.
Ada elle aussi a été oubliée par l’histoire et n’a été redécouverte qu’une centaine d’années plus tard, quand on a commencé à comprendre la réelle portée de ce qu’elle avait fait.
Enmythifications/Enmystifications4
Prométhée libéré, délivré, déchaîné
Ada Lovelace est morte un an après Mary Shelley, mais il semble que les deux femmes, qui ont pourtant toutes deux beaucoup vécu à Londres et menaient toutes deux une vie intellectuelle intense, ne se soient jamais rencontrées.
En tout cas l’Histoire n’en a rien retenu. Je trouve ça assez fou.
Ada a-t-elle lu Frankenstein ? Elle qui était friande d’expériences autour de l’électricité, de mesmérisme, a-t-elle pu passer à côté de ce livre ?
Ou au contraire a-t-il pu l’influencer ?
Mary Shelley a écrit Frankenstein en 1816, l’année qui a suivi la naissance d’Ada (quatre ans après le discours de Byron à la chambre des Lords) et l’ouvrage a connu un succès immédiat. Ada n’a pas pu ne pas en entendre parler à un moment ou à un autre.
Ada, qui a été élevée dans l’ombre - mais aussi le culte - de son père, Byron, n’a pas pu ne pas être au courant de l’histoire autour de la création de Frankenstein, ignorer que cette année 1816, année sans véritable été suite à l’éruption d’un volcan une année plus tôt à l’autre bout de la planète, Mary Godwin - pas encore Shelley - faisait partie de la compagnie de Byron - Percy Bysshe avait loué une villa proche de celle de Byron au bord du lac Léman, à l’opposé du grand hôtel prisé par les touristes anglais qui les observaient de la longue vue prêtée par le gérant de l’hôtel - car le petit groupe faisait scandale à l’époque (deux femmes enceintes non mariées pour trois mecs, dont au moins un - Byron, était bi et célèbre pour ses frasques) .
C’est suite à un concours d’histoires de monstres et de vampires, lancé par Byron pour tenter de se distraire du temps pourri, que Mary a eu l’idée de Frankenstein et en a écrit le premier jet.
Percy Bysshe a ensuite encouragé Mary à approfondir son texte et à le publier, ce qui n’est pas si courant pour un mec, surtout de cette époque. Sans doute sa lecture intensive des écrits féministes de Mary Wollstonecraft n’y est-elle pas pour rien. Sans ces écrits, il n’y aurait sans doute pas eu de publication de Frankenstein.
Frankenstein, c’est avant tout un apprenti sorcier. Un inventeur assez imbu de lui-même qui n’assume pas avoir créé un être moche. Il avait pourtant assemblé les parties avec soin mais comme on sait, le tout n’est pas que la somme des parties et une fois animé, l’ensemble se révéla particulièrement horrible, alors notre grand inventeur se barra. Oui, juste comme ça, il se barre et abandonne sa créature dans son labo et quand il revient plus tard, évidemment, elle n’y est plus.
Et c’est avec le monstre que l’on sympathise. L’inventeur est vraiment trop stupide, et méchant, alors que le monstre fait ce qu’il peut pour essayer de comprendre le monde dans lequel on l’a fait naître. Ce n’est qu’après, rejeté, qu’il commence à se venger. Et on ne peut pas vraiment lui donner tort, Frankenstein fait vraiment tout pour se faire détester.
On peut se demander si quelque part, Frankenstein ce n’est pas un peu Godwin, qui venait de rejeter Mary - sa fille unique, dont il avait tant pris soin auparavant.
Le sous-titre de Frankenstein est Le Promethée moderne. Que vient donc faire Prométhée dans cette histoire ?
Prométhée, c’est pas un homme. Enfin quelque part, si : on comprend bien que c’est un mec, mais c’est pas un humain.5
C’est un Titan, et il a créé les hommes. Pas les femmes, hein, les hommes les vrais, les mecs.
Et il s’est fait engueuler par Zeus lorsqu’il leur a donné malgré tout le feu - symbole de la technique -, à ses hommes, alors qu’entretemps, ils avaient manqué de respect à Zeus.
Le Prométhée de Mary, Frankenstein, crée bien lui aussi quelque chose qui a l’apparence d’un homme. Plus loin dans le bouquin, le monstre lui demandera une compagne, une meuf, et Frankenstein décidera que non, ce serait trop dangereux.
À l’opposé, Zeus, pour se venger de Prométhée et de ses créatures irrespectueuses (les hommes), créera la première femme. Pandore. Fabriquée par Héphaïstos, animée puis formée par Athéna (déesse des techniques - et de la guerre, les deux vont souvent bien ensemble). Athéna apprit à Pandore, entre autres choses - l’art du tissage.
Frankenstein se fait punir comme Prométhée, pour avoir donné le feu - insufflé la vie - à sa créature. Punir, mais pas vraiment par Dieu, par lui-même en fait. Par sa propre connerie.
Frankenstein a créé une créature à son image mais c’est un peu à l’opposé des titans et des hommes : sa créature est plus forte que lui, physiquement mais aussi intellectuellement et moralement. Et ça, c’est très différent de d’habitude.
Normal, ça a été écrit par une meuf.
Le Prométhée de Percy Bysshe, lui, est beaucoup plus classique - achevé quelques années après le Frankenstein de Mary, il s’agit d’une pièce en vers pas vraiment faite pour être jouée, qui s’inspire du Prométhée d’Eschyle. Le Prométhée de Shelley est un révolutionnaire (oui, on retrouve à nouveau l’influence de Mary Wollstonecraft). Révolutionnaire qui défie puis vainc Zeus simplement en lui pardonnant, comme Jésus. Et à la fin tout se finit bien, en Anarchie.
Je trouve la différence entre ces deux points de vues absolument frappante - rappelons que les deux ouvrages ont été écrits par deux personnes qui échangeaient au quotidien, avaient les mêmes lectures et références.
Ça résume parfaitement l’ambivalence qu’on peut avoir - lorsqu’on a une affinité plutôt de gauche comme les Shelleys - avec la technique.
D’une part, la peur qu’elle nous échappe. D’autre part, l’aspiration quasi mystique qu’elle nous libère.
L’interprétation du réseau Internet comme un outil libérateur, anar, c’est la vision de Shelley, Percy Bysshe.
Le monstre de Frankenstein, c’est la technique qui échappe à un créateur trop stupide pour réfléchir aux conséquences de ses actes.
De nos jours, on ne peut s’empêcher de penser à l’Intelligence Artificielle.
Histoires d’IA6
L’idée d’IA ne date pas d’hier. Je vous ai mis ces citations d’Ada juste parce que ça m’a fait rire de lire ce passage de Wikipédia qui semble avoir complètement oublié ce qu’elle disait plus de cent ans auparavant. En français ça donne approximativement :
La machine (de Babbage) peut arranger et combiner les nombres comme s’il s’agissait de lettres ou tout autre symbole ; et elle pourrait bien sortir ses résultats en notation algébrique, si des dispositions étaient prises en conséquence.
Et
J’espère léguer aux générations futures un calcul du système nerveux
Je vous laisse lire l’extrait de Wikipédia.
C’est aussi ça, le problème, quand on retire les meufs du paysage. On se prive de leurs idées et il faut parfois longtemps pour que d’autres les aient à leur tour (enfin, les aient, à l’époque les travaux d’Ada avaient déjà été ressortis des oubliettes, il se pourrait donc bien que ce soit les idées d’Ada qui aient inspiré ce “petit nombre de scientifiques”)
Mais revenons à nos moutons (électriques).7 La première image de l’IA qu’on a c’est souvent celle-là : Terminator. Des machines créées par nous, devenues intelligentes, qui échappent à notre contrôle et cherchent désormais à nous tuer. Des monstres de Frankenstein.
Sauf que si on s’intéresse un peu à la question, on en est encore très loin, de cette IA-là, et ce n’est même pas sûr qu’elle soit réaliste.
Déjà, cela supposerait que 1) l’intelligence, la conscience, soit une propriété émergente de la matière et 2) qu’il soit possible de la faire émerger à partir d’un matériel qui a la structure - en gros - d’un réseau neuronal multicouches numérique.
C’est super fort, de penser que ça suffit, un réseau de pseudo-neurones, pour générer une intelligence semblable à la nôtre. C’est sous-entendre que le corps, les interactions avec l’environnement et la société, tout cet intérieur-extérieur qui nous constitue, nous modifie en permanence, à chaque instant - virus, bactéries, substances diverses et variées, produites ou ingérées - sont, soit négligeables dans le process, soit peuvent être remplacées par de simples interactions numériques.
Supposer que l’intelligence est calculable, simulable, c’est supposer que tout ce qui nous entoure et constitue, est calculable, simulable.
À moins de prétendre donner naissance à une intelligence fondamentalement différente de la nôtre.
En attendant, les machines que l’on nous présente, que l’on nous vend, en tant qu’intelligences artificielles de nos jours ne sont encore que de simples machines.
Ce sont juste des machines entraînées, optimisées, pour devenir plus efficaces que nous sur un certain type de tâches et à condition de ne pas trop sortir du type de situation, de modèle, de cadre de pensée, sur la base desquels, elles ont été entraînées.
Et on a fait effectivement de gros progrès dans ce domaine de l’IA spécialisée, progrès qui suivent en gros la courbe des progrès en puissance de calcul et en capacité de stockage de nos outils informatiques, mais ce n’est pas ce type d"‘intelligence" (entre guillemets) qu’invoque (car c’est vraiment de l’ordre de l’invocation) la pensée Terminator.
Oui parce que ce sont en particulier ceux qui veulent nous vendre - littéralement - l’IA, qui alimentent cette pensée.
Parce que vous comprenez, ce Terminator monstre de Frankenstein, s’il advient, c’est bien la preuve qu’on aura réussi à créer un être, qu’on sera les nouveaux Prométhées modernes, qu’on aura gagné en quelque sorte - gagné donc perdu.
C’est un peu fou de penser qu’on œuvre pour créer un monstre qui va nous échapper, non ?
À moins que. On nous fasse croire que la Singularité est proche, que l’IA Générale est pour demain, juste pour obtenir des financements. Parce que si l’IA est pour demain, autant que ce soit nous (États-uniens, Chinois, Russes, Français - nan je rigole) qui en disposions en premier, que ce soit nous, qui en soyons les maîtres - oui parce qu’évidemment, nous on saurait la maîtriser, la commander, la contrôler, cette superintelligence qui nous dépasserait.
Donc il faut financer. Les nouveaux data centers. Quitte à relancer quelques centrales nucléaires.
Alors l’IA, pour l’instant, elle est encore loin de correspondre à ces fantasmes.
Je ne dis pas qu’il n’y a pas certaines applications intéressantes voire utiles, même s’il y a encore beaucoup de soucis, de biais divers et variés, d’hallucinations, de problèmes de stabilité des résultats, d’idéologies sous-jacentes.
Mais ça, ce n’est pas vraiment de l’IA intelligente. Ou alors il faut redéfinir le terme “intelligent”. Ce n’est pas parce qu’on ne comprend plus ce que ça fait ou comment ça le fait, que c’est intelligent !
Et puis, on a tendance à utiliser l’IA pour des choses pour lesquelles elle n’a pas été prévue. ChatGPT, c’est fait pour compléter un texte de la façon la plus probable possible, pas pour répondre correctement à des questions. Ou pour écrire du code correct.
Le souci, c’est que c’est, en revanche, optimisé pour ressembler à une réponse, ou à du code, corrects. Et que ça nécessite d’autant plus d’énergie à debunker.
Mais un jour, me direz-vous, cela sera également optimisé pour ça. Ce sera optimisé pour tout, cela nous dépassera sur toutes les tâches imaginables !
Ce serait prendre pour acquis deux-trois petites choses pas évidentes du tout ; à commencer par l’existence d’une solution optimale globale, qui serait également optimale pour chaque tâche prise séparément.
Remarque en passant : si le vivant est si adaptable et robuste, c’est précisément parce qu’il ne fonctionne pas de manière optimale. 8
Autre chose. L’IA est nourrie de nos données. L’IA justifie en quelque sorte qu’on récupère nos données. Il faut bien nourrir l’IA.
Sans données, l’IA n’est pas grand chose. C’est bien pour ça qu’il faudrait aussi avoir accès librement aux données si on veut s’approcher de ce que serait une IA “open source”. Le code n’est pas grand chose, en fait, dans ce qui constitue l’IA.
Sans accès à ces données, et sans la puissance de stockage et de calcul associées pour entraîner l’IA, nous ne pouvons absolument pas contrôler ce que fait réellement l’IA.
En revanche, l’IA sert à perfectionner, automatiser, les systèmes de surveillance. Pour nous contrôler nous.
Le I dans AI est aussi le même que dans CIA.
L’Intelligence Artificielle est à présent utilisée dans les armes, pour combattre, massacrer des populations.
Il ne faut pas se leurrer, la première raison des nouvelles techniques est souvent leur intérêt policier ou militaire. On n’investirait pas autant dans l’IA - ou le nucléaire - si ce n’était pour cette raison précise.
The moon has moved - la Lune a bougé : c’est ce que Brad Smith, président de Microsoft, a osé sortir en 2024 pour justifier que oui bon certes, en 2020 il avait dit qu’en 2030 Microsoft serait non seulement carbon neutral mais même carbon negative, c’était le fameux carbon moonshot (l’objectif Lune) mais vous comprenez, avec l’IA tout a été bouleversé et maintenant, la Lune se situe vachement plus loin, parce que l’IA ça demande beaucoup d’énergie pour fonctionner.9
Pour moi le danger lié à l’IA, peut-être avant toute autre chose, c’est cela : la quantité littéralement monstre d’énergie que cette technique réclame. Et quand je dis énergie je ne pense pas uniquement à l’énergie d’utilisation, de fonctionnement, mais aussi à l’énergie d’extraction, de fabrication, à tout l’extractivisme lié à l’infrastructure, au matériel, que nécessite l’IA.
Et même si la bulle de l’IA éclate, même si nous retombons dans un nouvel hiver (peut-être précisément parce qu’il n’y aura plus assez d’énergie pour ces conneries) les infrastructures liées à l’IA resteront. Les data centers resteront. Les centrales nucléaires allumées ou rallumées ne seront pas rééteintes.
Tant qu’il restera des capitalistes aux manettes, ils feront tout pour obtenir un retour sur investissement.
Techno-logiques
C’est pas moi, c’est Einstein qui l’a dit.
La technologie, c’est le discours sur la technique.
Et ce discours a une certaine logique.
Le progrès, c’est le Bien. Il faut progresser, aller de l’avant, croître, toujours plus haut, toujours plus loin. On n’arrête pas le progrès.
Et le progrès, c’est forcément un progrès technique. On parle pas ici de retraite à 42 ans, de semaine de 3 jours, de sécurité sociale de l’alimentation ou de salaire à vie. Nan, le progrès c’est la fusion nucléaire, l’IA et aller sur Mars.
La décroissance, c’est pour les amishes - et les droits du peuple.
Le discours sur la technique, j’en ai parlé dans ma précédente conf, c’est aussi quel type de technique on met en avant : les armes ou le panier. Les techniques de mort ou les techniques conviviales.
Spoiler : en patriarcat, c’est rarement le panier.
Même si, souvent, on nous vend des armes pour des paniers : la VSA, c’est pour qu’on soit en sécurité (la fameuse vidéoprotection). Les robocops qui paradent dans les rues, aussi. L’IA, c’est pour sauver des vies ou nous protéger des terroristes.
Côté écologie, l’IA, bien sûr, permettra de résoudre tous les problèmes que l’IA elle-même contribue à créer ou accentuer !
Ce serait même anti-écolo que de ne pas investir dans l’IA !
Les discours sur la technique c’est souvent du gros bluff.
La singularité est proche, la fusion nucléaire va nous sauver, on va terraformer Mars, on trouvera bien une Technique pour résoudre le problème des déchets nucléaires.
Le Technosolutionnisme a, par définition, réponse à tout.
L’un des gros bluffs du nucléaire est de nous faire croire qu’on va pouvoir garder notre rythme de croissance actuel et qu’on n’aura pas besoin de décroître.
L’un des gros bluffs de l’IA est de nous faire croire qu’entre les Grands modèles de langage (LLM) et l’intelligence artificielle générale (AGI) il n’y a qu’un pas, de l’ordre de la transition de phase, qu’il n’y a pas de différence de nature entre l’intelligence d’une machine entraînée à une tâche bien spécifique et l’intelligence d’un être vivant.
Je ne pense pas comme Ellul que la Technique constitue un système en soi. Je suis encore moins d’accord avec Ellul lorsqu’il dit, dans La Technique ou l’enjeu du siècle, qu’«il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine».
Bah bien sûr. C’est pas la faute aux capitalistes, c’est la faute à la Machine !
Ceci dit, quelque part, tout ceci provient peut-être d’un changement de technique.
Je m’explique.
La technique est inhérente à l’espèce humaine, elle n’est pas née à l’ère industrielle. L’être humain est un animal technique.
Nos techniques structurent la société et changent son imaginaire : on appréhendra les êtres comme des machines à rouages mécaniques, puis on pensera que la vie provient de l’électricité, que nos cerveaux fonctionnent comme des ordinateurs, qu’on vit dans une simulation informatique (à la Matrix).
Quelle a donc été l’une des premières grosses révolutions techniques à façonner nos imaginaires ?
L’agriculture.
C’est assez probablement lorsqu’on s’est mis à élever des animaux et labourer des champs que s’est constitué le système patriarcal. Les femmes, autrefois vénérées pour leur capacité à produire la vie, sont devenues de simples champs à labourer, des ventres à ensemencer - par la semence mâle, celle qui contenait déjà les petits homoncules qui au sein de ces ventres deviendraient grands. Je ne rigole pas, c’est Aristote qui le pensait et cette théorie a été très prisée. Au XVIIIème siècle, siècle des Lumières, c’est cette hypothèse (le fait que les bébés soient contenus dans le sperme des hommes et que le rôle procréatif de la femme se limite à celui d’un sac) que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert présente comme la plus crédible.
Et encore de nos jours, finalement, le must du must, c’est de jouer à Prométhée, de parvenir à créer un être sentient, autrement que par le processus naturel de l’enfantement.
Il est impossible de penser correctement la technique, notre rapport à la technique, sans avoir en tête le système dans lequel elle a été développée depuis ces 10000 dernières années à savoir : le patriarcat, ou peut-être plus exactement, comme le suggère Olivia Gazalé dans cet excellent ouvrage que je vous ai mis à droite de la slide : le viriarcat.
Ce système qui pousse les hommes à dominer les femmes (qui elles, doivent sagement se laisser dominer). Et qui pousse aussi les hommes à se dominer entre eux, seul le mâle alpha ayant le droit au respect - et aux femmes !
Qui traite de femmelette (injure suprême) quiconque ne veut pas dominer, ne veut pas se battre, fait montre de sensibilité ou d’empathie.
Qui nous pousse à aller toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus fort, pour ne pas être du côté des vaincu·es.
( Bah oui, parce que «Si on décide de rester des herbivores, les carnivores gagneront»10 !)
Ce système de psychopathes.
C’est ce système - capitaliste, viriarcal, dans lequel nous sommes né·es et avons grandi, qui nous pousse à promouvoir un certain type de technique, un certain usage de la technique.
Et tout particulièrement nous, les occidentaux, qui fermons trop souvent les yeux sur l’autre face de la technique, son coût humain, et écologique.
C’est une citation de Victor Hugo.
Ces coûts, aux débuts de la révolution industrielle, on les voyait bien. Des humains étaient littéralement écrasés par les machines - pas très loin de chez soi à l’usine, parfois un peu plus loin dans les colonies.
Au temps de Mary Wollstonecraft, le paysage s’est noirci de la fumée des usines ; le courant romantique est né de la nostalgie de ces paysages, de cette Nature perdue.
Puis on a délocalisé nos mines et nos usines. On a déplacé nos poubelles et nos atrocités ailleurs.
Au Congo par exemple, pour les mines de cobalt (si vous n’êtes pas au courant de ce qu’il se passe au Congo, je vous conseille la conférence Pour une écologie décoloniale du numérique de David Maenda Kithoko).
Nous utilisons toustes des objets qui contiennent du cobalt. La batterie de votre cigarette électronique, celle de votre smartphone, celle de votre bagnole.
Et si ce n’était pas le cobalt ou le lithium, ce serait autre chose. Le coton, bien plus facile à tisser pour les nouvelles machines que la laine, au temps des luddites, pour la production et le traitement duquel on a esclavagisé tant de personnes.
Dont des femmes, partout, toujours.
De nos jours, ce sont souvent des femmes, les petites mains qui fabriquent nos merveilleux objets techniques dernier cri. Les travailleuses du clic. Les tutrices d’IA. Il y a beaucoup de travail humain derrière l’IA, beaucoup de travail féminin en particulier.
Loin de nous libérer, l’IA est dans le prolongement des process d’automatisation et de fragmentation visant à enlever les compétences aux travailleureuses et les rendre remplaçables à merci.
Il serait peut-être temps de se demander pour qui, par qui, pour quoi sont faites les machines. Et si on a vraiment besoin de tout ça. Si ça en vaut vraiment le prix, humain et écologique.
De la nécessité du Libre (mais pas n’importe comment)
À propos du libre
On pourrait trouver le sujet du libre un peu dérisoire, face à tout ça.
Mais ce serait oublier que la révolution numérique tend à tout transformer en ordinateur.
Les lave-linge, les frigos, les aspirateurs, les systèmes de surveillance de bébé et de la porte d’entrée. Les bagnoles. Les tracteurs.
Même les composants d’ordinateurs deviennent des ordinateurs.
Et pas que dans les pays riches.
Les objets de notre quotidien nous échappent les uns après les autres car qui dit ordinateur, pour l’instant, dit essentiellement machine sous verrou numérique propriétaire.
Interdiction de les réparer soi-même. Impossibilité gravée dans le matériel-logiciel, de plus en plus difficile à contourner légalement.
Le libre est devenu quelque chose de crucial, pour reprendre le contrôle sur les machines.
Écueils
Des écueils, il y en a de toutes sortes.
À commencer par cette vision d’Internet, de la relation à l’ordinateur, à la technique, fondamentalement élitiste, occidentale, viriarcale, qui est encore un peu trop souvent la norme dans les milieux informatiques.
Il faut vraiment qu’on arrête avec les ordinateurs toujours plus puissants, les smartphones toujours plus smart, ce culte de la performance qui mène à l’extraction de toujours plus de ressources - les libristes ne sont pas toujours à l’abri de ça, y’en a même qui soutiennent des trucs comme le bitcoin ou l’IA, qui voudraient définir une IA Open Source11, voire une IA Libre.
À ce propos. 1) De même qu’il faudrait éviter d’utiliser le terme “open-source” pour désigner ce qui relève du libre, il faudrait éviter d’utiliser le terme “intelligence” pour ce qui n’en est pas. Ou de regrouper sous le même nom d’IA des trucs qui sont extrêmement différents 2) L’IA, telle qu’on l’entend actuellement, est incompatible avec la notion même de libre. Une boîte noire ne peut pas être compatible avec le libre. Pire, en ce moment, des projets libres perdent leurs financements à cause de l’IA, parce qu’il faut financer l’IA ! Enfin, 3) L’IA, ce n’est pas juste un chouette bidule à qui on peut poser des questions et qui nous répond parfois (souvent) un peu connement. Des gens sont privés d’eau ou d’électricité à l’autre bout de la planète, à cause de ces conneries.
À l’opposé, il y a les mouvements anti-industriels, eux aussi malheureusement trop souvent imbibés d’élitisme intellectuel - voire de sexisme et de transphobie12. Ellul lui-même, sur des sujets comme la pilule contraceptive, était loin d’être brillant.
Car il ne faudrait pas être caricatural·e. non plus dans cette histoire. La technique a également permis à certaines personnes de s’émanciper. C’est pas pour rien si de nos jours on peut un peu plus ouvrir nos gueules - nous, les femmes blanches occidentales, en attendant que ce soit peut-être, un jour, le cas pour toutes les autres.
Et puis avant, il valait mieux ne pas avoir de gros problèmes de santé. Ou de dents.
Avant, on se tapait la lessive à la main. En tout cas nous, les femmes.
Être critique envers la technique, c’est marcher sur un fil : que rejeter et jusqu’où rejeter. Quelles machines briser. Quelles populations seront impactées par ces choix.
N’oublions pas que si les luddites se sont révoltés, c’est avant tout pour garder leurs privilèges ; il nous faut faire mieux que ça. Le librisme, cela ne doit pas être une lutte de sachants barbus pour garder leurs privilèges sur leurs machines de geeks. Mais ça, je pense que ça commence à percoler dans les esprits, en particulier grâce à l’apport du féminisme, et des personnes qui luttent pour l’inclusivité et l’accessibilité.
Évidemment, l’attitude intégriste (on rejette tout, on casse tout, y compris les ordinateurs) est la plus simple idéologiquement. Mais c’est bien beau de tout casser, qu’est-ce qu’on met à la place ? On ne peut pas détruire les machines, le système sans réfléchir à ce qu’on veut mettre à la place.
Si c’est pour se retrouver dans une société où les meufs seront une fois de plus en première ligne pour tout ce qui est gestion du quotidien pendant que les mecs se taperont la discute dans leur hutte, moi j’en veux pas.
Et n’allez pas me dire que les mecs n’ont pas le cerveau fait pour s’occuper de la lessive, sinon moi je milite pour le lave-linge à pédalier, comme ça les mecs pourront satisfaire leur besoin de record de vitesse tout en faisant quelque chose de vraiment utile pour la communauté.
C’est un peu ce type de solutions qu’imagine l’Atelier Paysan côté techniques agricoles : des machines réellement adaptées à nos besoins.
Parce que trop souvent, c’est l’humain qui doit s’adapter à la machine. On rase des haies pour que les tracteurs puissent passer. On articule bien sagement pour se faire comprendre par les logiciels vocaux au téléphone. On adapte son comportement pour ne pas paraître suspect·e aux yeux de l’IA.
Ça devrait être l’inverse. Les machines que l’on invente devraient être à notre service, conçues par nous, pour nous, avec le minimum d’impact écologique et humain.
Il faudrait se demander de quelles techniques on a vraiment besoin. Comme les amishes (la religion et le patriarcat en moins, hein).
Pour cela, les machines devraient pouvoir être pensées, élaborées, en commun.
Il faudrait pouvoir en consulter librement les plans, les codes - ne serait-ce que parce que sinon, on ne sait pas ce que font vraiment les machines.
Et puis avoir la possibilité de les modifier, de les partager, de les redistribuer librement.
Le libre finalement, est ce qui peut vraiment casser la technique telle qu’elle est pensée actuellement : propriétaire, capitaliste, viriarcale. Cette technique qui nous envoie dans le mur, écologiquement et humainement parlant.
Le libre est une condition absolument nécessaire de notre reprise en main des machines, et du système qui les a fabriquées.
Bateau, direction, voiles
Je vais reprendre une analogie que j’aime bien (pour l’anecdote, il paraît que c’est l’un des trucs que les IA savent le moins bien faire : des analogies)
Pour moi, les licences libres, c’est un beau bateau, un peu rafistolé par endroits, mais suffisamment robuste pour avoir tenu la route jusqu’ici. Et ce n’est pas rien, d’avoir pu résister pendant 40 ans contre les attaques de toutes parts.13
Le mouvement du libre, c’est affirmer et lutter pour la liberté des utilisateurices, quelles qu’iels soient.
C’est dire : voilà, vous êtes libres d’étudier, d’utiliser, de transformer, de redistribuer ce truc sous licence libre (ça peut être du code, mais aussi un plan, une œuvre graphique ou littéraire, un article de blog).14
Vous avez même la liberté de le vendre. Je dis “même” car on pourrait être tenté, quand on a une sensibilité un peu de gauche, d’interdire ça.
Ou d’interdire l’usage à des fins militaires.
Ou de limiter l’usage à des fins éthiques, anticapitalistes, anar…
Moi par exemple je préférerais qu’on ne puisse utiliser les trucs (livres, plans, logiciels) qu’à des fins féministes.
Le problème, c’est que très difficile à définir clairement, une restriction d’usage. C’est quoi, une fin militaire ? Est-ce qu’on veut également que cela ne puisse pas servir à des fins de défense, de résistance ?
D’autant qu’en général, ce ne sont pas les grosses entreprises avec leur armée d’avocats qui vont être empêchées d’utiliser votre truc mais bien plutôt les personnes qui en auraient vraiment besoin.
Le libre n’est qu’un bateau, simple mais robuste. Si on commence à vouloir lui rajouter tout plein de trucs incompatibles entre eux, à trop charger la barque, ça va finir par ressembler au monstre de Frankenstein. Ça va nous échapper.
Le libre est un instrument crucial pour changer le système, et s’il l’est, c’est aussi parce qu’il véhicule des concepts suffisamment simples et universels pour rassembler suffisamment de gens de tous bords. On ne change pas le monde toute seule.
On n’est déjà pas beaucoup, dans le libre. Si on ne s’entend pas sur des licences robustes, sur des fils communs qu’on puisse tisser ensemble, on est morts.
Dernier fil et après j’arrête.
C’est la philosophie du libre, qui donne sa direction au bateau.
Il serait peut-être temps de se la réapproprier, et d’en faire un vrai commun.
Mais il faudrait faire attention, ce faisant, à ne pas faire de trou dans la coque du bateau. Parce que si on commence à toucher à l’usage, les licence trolls vont sabrer le champagne.
En revanche, qui sait, peut-être que toustes ensemble, on pourra tisser une voile qui nous permettra de diriger un peu plus clairement le bateau.
Tout en gardant à l’esprit que le libre c’est très bien, c’est absolument nécessaire, mais cela ne suffit pas.
C’est un peu ça que je veux dire, lorsque je dis qu’il ne faut pas trop charger la barque du Libre : pour moi, le libre est un chouette bateau qui nous donne la liberté de faire plein de trucs - écolos, éthiques, féministes, anars.
Mais ça, c’est pas le Libre, c’est juste ce que permet le Libre.
Ne lui mettons pas tout sur le dos.
C’est à nous de constituer des structures, des communautés, pour utiliser le Libre de façon éthique, anticapitaliste, féministe, écologiste, pas au Libre de nous dicter ce que l’on doit faire - ou de nous interdire des usages. Ce serait bien trop dangereux.
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Pour les curieuses et curieux, les notes intégrales d’Ada sont accessibles par ici. On lira également avec bonheur le livre de Miranda Seymour : In Byron’s wake (2018) ↩︎
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Brian Merchant - Blood in the Machine : The Origins of the Rebellion Against Big Tech (2023) ↩︎
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À ce sujet, je conseille vivement l’excellent livre de Charlotte Gordon : Romantic Outlaws - The Extraordinary Lives of Mary Wollstonecraft and Mary Shelley (2015) ↩︎
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Au cas où, je précise que ceci est un jeu de mots à partir du néologisme enshittification de Cory Doctorow. ↩︎
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Oui, c’est assez subtil, comme concept. ↩︎
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Je conseille vivement la lecture de Melanie Mitchell : Artificial Intelligence : A Guide for Thinking Humans (2019) pour se faire une bonne idée de ce qu’est l’IA, dans toute son histoire (depuis les années 50) et diversité. ↩︎
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Pour celleux qui n’auraient pas la réf : le titre original du bouquin de Philip K. Dick qui a inspiré le film Blade Runner est Do Androids Dream of Electric Sheep? (en français : Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?) ↩︎
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On pourra par exemple écouter à ce propos La robustesse du vivant, selon Olivier Hamant. ↩︎
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Je dois cette anecdote à l’écoute du podcast Tech won’t save us série Data vampires épisode 3. ↩︎
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Pour celleux qui n’auraient pas la référence, il s’agit d’une citation de notre pénible résident. Oui je sais. Moi aussi. Fatigue. ↩︎
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Lire à ce sujet Does Open Source AI really exist ?, article traduit dans le Framablog par l’équipe de Framalang : L’IA Open Source existe-t-elle vraiment ?. On écoutera également avec grand intérêt l’interview de tante dans Tech won’t save us : The Corruption of Open Source. ↩︎
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Lire à ce propos Le naufrage réactionnaire du mouvement industriel (2023) ainsi que Techno-logie et Féminisme (3) - La technocritique sera féministe ou elle ne sera pas (autopromo). ↩︎
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Un excellent exemple de la difficulté à se battre contre les grosses entreprises a été donné dans la conférence de Valentin Deniaud à capitole du Libre 2024 à propos de l’affaire Entr’Ouvert contre Orange : quand on voit que c’est passé à un chouia on se dit que 1) Heureusement que la licence utilisée était la GPL et 2) Heureusement qu’il a été possible de prouver que le code était bien original. Je n’ose même pas imaginer ce que cela aurait donné si une partie du code avait été écrite avec l’aide de l’IA. À bon entendeur. ↩︎
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Mais cela ne veut pas dire qu’on peut faire n’importe quoi non plus avec. Il a fallu un jour que je bataille avec le CA d’une association de libristes bien connue pour leur faire admettre que non, la licence libre ne permet pas de faire n’importe quoi avec une photo où il y a des gens dessus. Qu’une licence libre ne permet pas de s’asseoir sur le droit à l’image. Suite à cet épisode, le CA a fini par définir un protocole photo à peu près correct, ce pour quoi j’ai été très gentiment remerciée (nan je rigole, mais ceci est une autre histoire). ↩︎
Publié le 17/11/2024
Dernière édition le 20/11/2024